16.8.15

LABYRINTHE DES JOURS 1955-1964


 

1955-1964
Travaux sur le chantier du Hüs et dans le jardin. Je perce du béton au burin. Déchargeons des sacs de ciment. Déboisement du terrain à la pelleteuse. Tamisons la terre du jardin. Bétonnons les bordures. Berg l’ouvrier, la sueur perle à son front.

Enseignant à Ensisheim. Intérêt aux méthodes Freinet, texte libre, dessin libre, imprimerie, composteurs, limographe, fichiers autocorrectifs, correspondance scolaire, coopérative scolaire…Conférence de Freinet à Mul.

Observation d’une éclipse.

Frage über mich : bin ich abnorm ?
                                                                        
Lectures. ELUARD (poèmes).
Textes. RIMBAUD: les effarés.
Films. FELLINI (la strada).

1956-1958

LIEUX. Alsace. Allemagne. Horb. Freudenstadt. Münsingen. Algérie. Oran. Relizane. Mostaganem. Metz. Paris. Bordeaux. Marseille. Port-Vendres.

Service militaire. Allemagne. Algérie. Tringlot. Calot bleu foncé et vert. Chapeau de brousse.PM. Grade: Maréchal des logis. Maintien sous les drapeaux. 


Sonder l'enfance.


1956
Certificat d’aptitude pédagogique.

Service militaire. Incorporation à Metz. On nous embarque dans un train. On roule vers l’Allemagne sans connaître notre destination. Parfois on s’arrête longuement dans des gares sans savoir pourquoi.

Horb. Classes. Marcher au pas. Parcours du combattant. Tir au fusil. Conduite auto.


J'avais échoué là, sous ce ciel blanc et ne me demandais même pas si je désirais quelque autre vie. C'était trop penser. Parfois, je pleurais et je ne feignais pas : j'ai toujours eu le don des larmes. Mes compagnons
se seraient pâmés en me voyant. Vu du dehors, je devais être dans cet état d'un comique incomparable. Je m'en étais d'ailleurs fait une idée en allant me contempler dans une glace au beau milieu d'une de mes crises.
À l'intérieur de ma coquille, je devenais vraiment un être extravagant. Une fantaisie morbide me possédait et me poussait à faire des actes inavouables. Jouir du spectacle de son visage en larmes! Je restais devant
la glace à grimacer, à voir couler mes pleurs et puis je me sentais ridicule, ridicule à l'extrême, tellement que je n'osais même plus rencontrer mon propre regard. Je fuyais alors pour échapper au malaise et me
demandais bien souvent, ayant ainsi été au bout de la bouffonnerie, si je n'allais pas un jour ou l'autre basculer dans la folie. 

Purification, lutte contre le morbide, la langueur.

Sam, 20.10.56
Horb am Neckar
Eu ce matin la 3ème piqûre. Pour cette piqûre, nous ne disposons que de 2 jours de repos, aujourd’hui samedi et demain dimanche. Santé : bonne; moral : bon.

16.12.56
Münsingen. Dimanche, repos. Reconnaissance des environs. Sieste de 1h à 5h. Achat de journaux, lecture, écriture.


1957

21.10.57.
Freudenstadt.
L’ennui, les humiliations.

Grippe asiatique. Consignés comme au temps de la scarlatine.

Martha, Ruth, les Gretchen en chaleur qui nous draguent, un camarade  trouffion et moi. On passe avec elles une nuit de luxure dans l’obscurité d’une même pièce du Foyer des Français. À l’aube, on regagne notre caserne comme des collégiens en goguette.

1958-60
Mme F: « Votre mère m’a dit qu’elle ne vous voyait jamais, enfermé que vous êtes dans votre domaine interdit. »

Chanter l’enfance, le grenier aux pommes, les strates tendres de ma mémoire, les larmes, les matins royaux.
Chanter le lied secret de mes fêtes premières, l’attente du visage, l’attente de la vie.

Abandonné corps et âme à mes démons, alcool, sexe, tabac, café, musique…

Aller à l’abjection totale, vers la souffrance, la mort.

J’ai fatigué mon corps en de stupides vices, j’ai vidé ma cervelle de son sang, j’ai jeté aux vents mes forces de vingt ans.

Quelles démences me possédaient, mon Dieu ? Pourquoi voulais-je à tout prix me détruire, refuser les douces pommes de la vie ? Pourquoi donc ai-je saccagé  sans raison mes jardins ?

Écrire avec ma chair. Jazz, batterie…Beauté barbare, terrestre, intense.

Mon trop de vitalité rêveuse me sépare du monde nu.

Nous dénuder de l’intérieur.

Être nu devant le monde nu.

Monde ordinaire, bourgeois, voilé. Piège de la quiétude.

Effet de la masturbation. Griffe diabolique dans l'épaule. Bourdonnement des oreilles.

Je suis vieux. Je n'aime personne.

Les gens "pratiques" ne collent pas au réel, mais au pratique, au souci, à la lutte pour la vie. Le réel, la vie leur restent cachés. Ils sont trop distraits...

Trouve toujours de quoi me torturer. Manie de me situer toujours dans le temps et dans l'espace.  

Roussel, Rimbaud, Kafka, Lautréamont.
Claustration en poésie. Rester cloué à ma table d'écriture, paralysé  par la littérature.

Être utile, être un ferment et non plus ce solitaire.

Mère mourante, fils athée. La Mère demande au fils de se convertir. Il aime sa mère, dialogue dramatique.

Chance unique d'habiter ce paysage de lumière. La première fois de ma vie que je vis constamment à même un espace de lumière (l'espace que je vois à travers ma fenêtre, prés, branches, arbres, Vosges).

Je me lève, j'écris, je respire face à ce paysage. Je le vois vivre, s'illuminer, s'emplir de nuit, verdir, J'en sens palpiter chaque frisson, chaque nuance de lumière.

Description microscopique de ma durée.

En finir avec l'homme gréco-latin. Nouveau règne : l'homme planétaire.

Mon univers mis en signes comme parfait objet devant moi. Bloc parfait et dense, exprimant puissamment mon âme.

Pour écrire, largeur universelle. Tout réside en une organisation supérieure de l'existence (travail, culture). Ne pas se contenter du laisser-vivre normal.

Perspectives. Jusqu'en 64, rester à Ens; puis autre métier.

Me taire à jamais, m'engager corps et âme dans le concret, suivre les coutumes du temps, me consacrer méticuleusement à mon travail. C'est la tentation perpétuelle à laquelle je ne sais quoi m'empêche toujours de céder.


1958

9.1. Horb. Définitivement quitté Freudenstadt.
Ne mets le nez dehors de la journée, car il fait un fameux mauvais temps, tourmente de neige sur tourmente de neige, pluie glacée, vents en furie.

21.1. Horb. Plus de deux semaines que nous sommes ici.
Consigne sanitaire pour un cas de méningite cérébro-spinale.

4.3. Tout-à-coup l'Homme s'est cru dépossédé : de toutes parts, l'on criait : "Tout est néant!"

Vertigineuse courbe de l'Esprit de l'Homme! Il s'était créé d'immenses Illusions, il s'était ouvert les cieux. Mais les siècles démasquent les admirables fausses Idées de l'Homme et un matin, il trouve son ciel vide. "Que suis-je? crie-t-il, pourquoi n'y a-t-il pas de Dieu? Nous sommes empêtrés dans un monde atroce, nous vivons dans la boue, nous souffrons, et notre souffrance est inutile puisque le ciel est vide ! Il n'y a aucun espoir, il n’y a jamais eu d'espoir en ce monde, ni ailleurs. »

L'Homme crut devenir fou. "Pour quoi vivons-nous? Il n'y a rien pour justifier ou pour juger un geste humain! L'Homme agit dans le vide et il peut impunément faire n'importe quoi, si ses semblables ne l'en empêchent ou ne l'égorgent. Tout est permis!, j'ai beau me boucher les oreilles : tout est permis!".  

Mardi, 8 avril.
Matin : Mostaganem. Mostaganem est une ville très intéressante, les rues sont grouillantes de peuple pittoresque.
Mais il très difficile de circuler là-dedans, souvent les ruelles sont étroites et encombrées. Avec un gros camion GMC, c'est un art de s'en sortir. C'est un miracle qu'on n'écrase personne : nous traversons par exemple le souk, monde grouillant et pittoresque, où s'entassent de grosses femmes voilées, des marchands arabes discutant avec force gestes, des oranges, des volailles, des tissus aux couleurs criardes, etc. C'est innombrable et mouvant. Et au milieu de tout ça, nous, dans notre GMC roulant à la vitesse du pas d'homme, klaxonnant, freinant et redémarrant sans arrêt pour ne pas écraser là une charrette à bras, là un petit Arabe, là deux 'Sidis" en pleine discussion et qui ne dégagent la chaussée que lorsque les chatouille le pare-choc de notre véhicule.
  
19.4..Vrai soleil de l'Algérie. Le beau temps est revenu, plus de vent, plus de nuages. Au-dessus des maisons, un ciel d'un bleu profond, pur, un ciel comme il n'y en a jamais en Alsace. même en plein "Hochsummer". L'Algérie a enfin le visage que je lui donnais avant de la connaître, des paysages écrasés de soleil, une lumière intense, un azur de grands étés. Après les pluies du printemps tout semble lavé, net, étincelant.

Mardi 27.5. :
Matin : rien à signaler. On vient m'annoncer que ce soir c'est mon tour d'aller à la Macta pour une corvée de nuit assez particulière. Soir : vers 17 h 30 je quitte le Magasin et vais me préparer pour partir à la Macta : armement, etc. 6 h : je vais casser la croûte à la cuisine du Mess. 6 h15 : une camionnette me cherche. Passage à Legrand où j'emmène une équipe de 5 hommes. En route vers la Macta (la route traditionnelle que j'emprunte chaque mardi pour aller à Mostaganem). Le soleil descend déjà et répand sur la région une sorte de couleur rose. C'est la première fois que je traverse la région le soir, le spectacle est encore plus inouï qu'en plein jour. À perte de vue, s'étendent les champs de vignes basses bien alignées, d'un vert intense. Parfois c'est des champs fraîchement labourés, la terre est rougeâtre, argileuse ; ça donne des combinaisons de couleurs très intéressantes. Il y a aussi de grands herbages asséchés, l'herbe semble brûlée par le soleil, c'est maigre et caillouteux ; quelques troupeaux de moutons paissent sur ces "steppes". Çà et là, une ferme, blanche, brillante au soleil du soir, cachée sous ses palmiers, ou encore un marabout, découpant sa
coupole immaculée sur l'azur, isolé sur une colline. Voici la mer, étincelante au soleil du couchant, les baies, les petits ports aux maisons blanches et roses (colorées par la lumière du crépuscule). Je m'abandonne à la contemplation de tant de beautés, oubliant totalement pourquoi je roule actuellement sur la route. D'ailleurs je ne sais absolument pas ce qui m'attend à la Macta. De grands cortèges de voitures et de camions décorés de drapeaux nous croisent entre St-Leu et La Macta : ils vont vers Arzew où a lieu une manifestation. Tout juste avant La Macta, un accident, quelques voitures arrêtées, des curieux, des gendarmes : une moto gît sur le sol. Ca me rappelle à la réalité après la rêverie "crépusculaire".

La Macta : je me présente au responsable du poste de La Macta, c'est un maréchal des logis comme moi. Il m'explique le travail qui sera à faire cette nuit : nous patrouillerons toute la nuit sur la voie ferrée entre Perregaux et Dublineau dans des "draisines". Une draisine est un véhicule roulant sur voie ferrée, complètement blindé, muni de phares puissants ; ça sert à patrouiller sur les
voies par nuit ou en plein jour. Donc voilà ce qui nous attend cette nuit, une petite corvée un peu différente de mon travail ordinaire. Nous sommes arrivés à La Macta à 20 H. La "corvée" ne commencera qu'à 22 H. En attendant, nous visitons les lieux : La Macta est une petite gare, cachée derrière des dunes boisées, non loin de la mer. Elle est occupée par un petit groupe d'hommes qui font constamment des patrouilles sur la ligne venant d'Oran et Arzew et allant vers le Sud, Perrégaux, Dublineau, etc. En outre, ils contrôlent le pont de La Macta sur la route de Mostaganem (pont où je passe chaque semaine). Le long des voies coule l'oued Macta qui se jette dans la mer près de Port-aux-Poules : oued à l'eau glauque, immobile, et où quelques soldats pêchent des anguilles
pour s'en faire un repas. Près du pont de la Macta, s'élève une tour où des gars montent la garde ; je visite cette tour qui a plusieurs étages, plusieurs pièces ; dans l'une du matériel de transmission radio, des tableaux de liaisons radiophoniques, des cartes ; dans une autre, des armes ; dans une autre, des couchettes pour les sentinelles au repos ; et au sommet, une terrasse, où veille un homme de garde : il a à sa disposition un phare très puissant qui lui permet de fouiller les environs en cas de mauvais coups. Du haut de cette tour, le paysage est imposant : la nuit tombe sur la terre, mais la mer est encore visible, sous la ligne d'horizon lumineuse ; les côtes sombres s'étendent à perte de vue ; au
loin, au-delà des eaux, scintillent les lumières d'Arzew, à l'ouest, et celles de Mostaganem, à l'Est.

La nuit est complète maintenant. Après cette visite de La Macta, nous
accompagnons les gars d'ici dans leurs "piaules". Partout sur les murs,
des photos de De Gaulle. Déjà 22 h approchent. C'est le départ pour la corvée. Nous mettons nos équipements, prenons nos armes, nos casques, et hop dehors dans la nuit ! Nous montons dans une draisine stationnant sur une voie. Nous embarquons aussi un fusil-mitrailleur, des grenades, deux postes-radios émetteurs. Nous montons à 13 dans le véhicule, le maréchal des logis responsable, 2 conducteurs (c'est des militaires), mes 5 hommes, un renfort fourni par un régiment de Zouaves, et moi. La draisine est un véhicule qui ressemble de l'extérieur à une petite locomotive électrique, mais ça ne marche pas à l'électricité. À l'intérieur, des bancs où nous nous installons, (le véhicule est tout juste assez grand pour contenir une douzaine d'hommes); le poste de con-
duite réversible (c.à.d. permettant de conduire dans les 2 sens), presque pas d'ouverture, tout étant recouvert de plaques de blindage, protectrices contre d'éventuelles balles : seuls, quelques petits rectangles découpés dans l'acier, permettent d'observer l'extérieur. C'est très étrange. Nous démarrons, fonçant dans la nuit. Le véhicule roule à une vitesse vertigineuse. À travers les lucarnes, on voit filer la voie violemment éclairée par les phares dont le double faisceau de lumière pénètre la nuit noire. Dans la lumière passent à toute vitesse des silhouettes d'arbres, de bâtisses, d'eucalyptus. Nous arrivons en gare de Perré-
gaux. Là, une deuxième draisine nous attend. J'y monte avec un groupe
d'hommes et un des 2 conducteurs, emportant en plus un poste émetteur qui me permet de communiquer avec l'autre maréchal des logis resté dans la 1ère draisine. La vraie corvée ne fait que commencer. Il s'agit de circuler toute la nuit entre Perrégaux et Dublineau (près de Mascara), en faisant plusieurs fois l'aller-retour. Nous quittons Perregaux. Sur la voie, les deux draisines se suivent à une centaine de mètres de distance. Nous nous engageons dans une région assez sau-
vage, les phares éclairent des forêts, des rochers, etc.. Nous traversons même de vraies gorges, où nous circulons entre 2 murailles de rochers élevés. Dans la draisine, certains hommes somnolent déjà, écroulés sur les banquettes parmi les armes et les casques. Je résiste au sommeil, tombant parfois dans la torpeur. Je pense :"Combien c'est drôle d'être dans ce véhicule guerrier, en pleine nuit, en Algérie, dans une région que je ne connais pas". On se sent seul, au bout du monde, et pourtant en sécurité puisque des camarades sont là, autour. Que vaut la vie? Rien : on roule sur une mine et la comédie prend fin. Et pourtant aucun
sentiment de peur, on est calme, on laisse courir, si ça arrive on ne pourra
rien contre. Je sombre dans le sommeil, je reprends conscience, on est ballotté, le froid de la nuit commence à se faire sentir, on est engourdi. Et la draisine file, file, secouée, nous secouant. Parfois un copain émerge de son sommeil, met la tête à une meurtrière, regarde la nuit du dehors, et se renfonce dans ses rêves. Seul, le conducteur reste attentif à son poste, surveillant la voie à travers une "lucarne".
À 4 h du matin, après avoir circulé depuis 10 H durant toute la nuit, nous
nous arrêtons en gare de Perrégaux encore plongée dans l'obscurité. Pas un être vivant, nulle part. Nous laissons une des draisines à Perrégaux et remontons tous dans l'autre. Retour à La Macta. Encore dans la nuit, nous quittons La Macta avec notre camionnette. Assis dans la cabine, je ne peux résister au sommeil. De temps à autre, j'en émerge : l'aube commence à blanchir. Retour à St Louis.


6.6. Quartier libre naturellement en l'honneur du grand Charles, en visite dans l'Oranie. Impossible d'aller à Oran, vivre ce jour historique. Tous les civils d'ici y étaient, le patelin était absolument désert. Il paraît que ça a été extraordinaire à Oran. Combien j'aurais voulu voir ça, mais rien à faire. J'ai suivi fidèlement les manifestations au poste. On vit ici dans une ambiance formidable, on se sent renaître, si seulement De Gaulle pourra réaliser cet immense espoir. Mais je crains que les évènements soient plus forts que lui.

20.8. Ici tout va bien, malgré quelques coups de main fellaghas dans la région. En effet une bande rôde aux alentours, entre le lac de Gharabas et St-Louis, harcelant les fermes isolées. Deux musulmans de ces fermes ont été égorgés. Le maire de St-Louis a donné l'ordre aux habitants dispersés autour du village de quitter les fermes et de s'installer au village même.

Vendredi 12 sept. La radio annonce la libération de la 561 C pour courant octobre. On ne parle pas du maintien des officiers et sous-officiers de cette classe. De l'espoir! Peut-être serai-je parmi vous pour Noël? Je commence à sentir la fin approcher. Il est temps.

Samedi, 13 sept. On recherche les meurtriers de St Cloud dans la région. Des suspects ont été arrêtés. Les gendarmes de St Louis en "travaillent" un qui joue les muets. Ils le laissent crever de faim pour lui forcer la langue.

Ici c'est l'époque de la grande propagande pour le OUI. Déploiement gigantesque de moyens de propagande.  À Oran, des camions haut-parleurs de l'Armée sillonnent les rues, déversant sur la foule la bonne parole ; sur chaque mur sont peints des OUI", des croix de Lorraine, des "ICI LA FRANCE", "LA FRANCE RESTE", VIVE DE GAULLE", etc.. Sur les chaussées, sur les murs, sur les pancartes, partout, partout. Le OUI, on le force à rentrer dans tous les crânes, par tous les moyens. Le 28, l'électeur sera hynoptisé par ce mot, abruti; il votera automatiquement OUI. Surtout l'électeur moyen, le musulman par exemple, qui ne comprend pas très bien ce dont il s'agit.

A St Louis, la campagne pour le referendum prend la forme de séances de cinéma pour les femmes musulmanes, de discours faits sur la place de la Mairie au crépuscule ; toute la population européenne et surtout musulmane y assiste. Les harangues se font dans les deux langues.

Dimanche 21 sept passé à Oran. À 11 h, je prends le car en civil.
À Oran : repas. Je flâne jusqu'à 16 h, visite les jardins municipaux (jardins splendides, vrais oasis de verdure et de fraîcheur dans cette ville calcinée par le soleil ; longues allées ombragées, délicieuses ; arbres, végétation exotique que je ne connais pas, beaucoup de palmiers, fleurs de toutes les sortes, pelouses ; des jets d'eaux, des vasques, et parmi cette verdure sur laquelle coule la lumière éclatante, des femmes voilées de blanc se promènent...).

A 16 h, j'entre dans le cinéma qui donne le meilleur film ce dimanche. Titre :"Le médecin de Stalingrad", avec Eva Bartok. C'est l'histoire d'un camp de prisonniers allemands en URSS. Excellent film, très humain, regonflant. Salle très fraîche, aérée, climatisée.  

Lundi 22 sept. À propos des élections et de leur liberté. Jusqu'à présent je n'ai rien remarqué qui puisse faire du referendum du 28 sep des élections forcées ; naturellement on emploie ici tous les moyens possibles pour faire entrer le OUI dans le crâne des musulmans (et des musulmanes surtout), mais tout reste dans la limite de la propagande normale).

A 20 H : je pars pour Legrand pour une "corvée de nuit". À l'approche du Grand Jour du referendum, la vigilance ici se renforce. On craint un coup de force du FLN; aussi avons-nous formé un groupe d'intervention constamment en alerte. Ce soir, je suis responsable de ce groupe ; avec armes et bagages, je pars à Legrand (où se trouve le P.C. du Corps); toute la nuit, je resterai en alerte dans une écurie non loin du P.C., avec un petit groupe d'hommes en armes et quelques véhicules prêts à partir, munis de petites  mitrailleuses. Je prie Dieu de n'avoir pas à me servir de pareils engins! Nuit peu intéressante : on est là assis, enveloppé dans une couverture, on somnole à moitié, certains fument, à chaque instant le téléphone peut sonner et nous appeler, nous jeter dans la nuit. Mais on espère toujours qu'il n'y aura rien. Toutes les heures des camarades partent en jeep et vont patrouiller au tour du village. Le froid, le silence, l'obscurité et une certaine angoisse vous cernent ; et puis peu à peu le ciel blêmit, le jour revient, le soleil, la vie ordinaire et sûre.

Jeudi, 25 sept. Matin : Oran. Des avions survolent la ville, lâchant des milliers de tracts en faveur du OUI.

Mercredi, 12 nov. Le grand, grand jour! Ah! je suis presque incapable d'écrire. Nous embarquons le 22 novembre. Non, je ne peux y croire. Le 22 novembre!!! dans une semaine. Grands dieux!! La nouvelle m'est tombée sur le crâne ce midi en revenant de ma tournée hebdomadaire de Mostaganem. Plus de doute possible, je rentre, attendez-moi vers le 25 novembre.

Le grand jour est arrivé.

Après 11 mois d'absence! Qu'il va être drôle de retrouver Pulversheim, un monde qui, après cette longue année algérienne, m'apparaît presque lointain. Réentendre le dialecte après n'avoir prononcé ou entendu le moindre mot d'alsacien depuis si longtemps, retrouver tous ces visages qui parfois s'estompèrent. Cela va être un jour unique.

(Sans date.)

Départ pour l’Algérie. Famille traumatisée. « Pierre va à la guerre et ne rentrera plus ».

Djilali, le contremaître algérien de Saint-Louis.

Novembre.
Paris. Grisaille. Nuit dans les rues. Dans une vitrine un passant ressemblant à HENRY MILLER. Peut-être lui. Bars au matin.

1959-60
.
Rêve. Mort d'une jeune fille. Elle s'évapore. Son ami n'est plus qu'un petit lampion flottant.

Dans un bunker, écrire. Solitude absolue.

L'homme sain coupé de la vérité, trop adapté au monde, intoxiqué de vie quotidienne.

Toujours en train de définir mon éthique, mon écriture ; ne vivant, n'écrivant jamais.

Le monde absurde me terrifie : tout l'univers infini aboutissant à cette poubelle. Premier corps simiesque enfin retournant en lui son regard terrifié.
Je monte du fond des nuits géologiques et l'éclair me foudroie, me colle
à la croûte de cette planète.

On s'est illusionné pas mal durant des ères; on a porté pas mal de sceptres, de signes divins, l'atroce bête se croyait au paradis, ah! l'encens de vos religions, de vos idées, sacrée merde de sagesse! Je reviens  à la singerie, au corps soudain, exposé au déluge de  lumière idiote, insensée.

Je m'intéresse plus aux écrivains qu'aux oeuvres.

À la fois distinction persienne et brutalité sadienne.

Science. Notre grossière raison. Le monde, mystère.  Et ne devient mystère qu'à mesure  que l'homme abandonne sa risible égocentrique raison.

La France réduite à Paris avec une succursale sur la Côte d'Azur.

Une issue encore . Sade. Genet. L'aveu complet.

Universitaires. Mon mépris et mon envie.

24 ans. Ce complexe de n'avoir pas donné toute ma mesure de jeune.

Il n'y a pas d'état "normal" de l'être humain.

Grossièreté de nos vues. Abandonner les étroitesses de la raison en tout domaine  pour pénétrer dans le réel inconnu.

Un créateur n'a pas d'âge. Il est toujours au premier matin du monde et à la première aurore de son âme.

Toute ma passion vitale consumée par l'esprit.

Tout au fond, je vis une maturité voluptueuse que je ne puis partager avec mes proches, car à la surface je ne suis que vulgarité, ennui. Je ne puis me révéler que par l'écriture.

Contact ordinaire trop familier avec le monde. Voyage : briser la familiarité

Ceux qui s'expriment totalement (Miller) sont réservés dans la vie.

Pourquoi certaines pratiques sexuelles seraient-elles immorales, si elles
n'amoindrissent pas la vie et ne faussent pas l'âme?

Un homme tout à fait délivré, n'ayant d'autres morales que le respect de
ce qui est, de ce qui devient, au-delà du bien et du mal établis.

Innocence : l'homme qui vivrait sans ses hontes insensées, qui pourrait tout faire sans méchanceté, sans cynisme. L'esprit libre ne cherche pas à choquer, à détruire, mais à mieux vivre, à sortir sincèrement l'homme de son carcan de vieilles habitudes morales.

Koestler, Hemingway, type d'écrivains du XXe s. mêlés à l'histoire.
L'autre type : Joyce, Michaux, Kafka.

Ma vie n'est qu'une constante rumination.

Ingénuité, joie franciscaine.

En moi, lente pénétration du spirituel. Dieu me sape.

Littérature : monde le plus sincère, le plus vivant, mais aussi le plus prétentieux, le plus ridicule.

1959

Hygiène sévère du manger et du respirer.

Écriture intense, elliptique.

Corps réconcilié avec les rythmes éternels. Bain d'air pur, labeur manuel, soleil. Les objets apparaissent plus purs, plus nets, luisants. Tout est  jeune, paradisiaque. Tuer l'homme blasé, émoussé, vague, enfermé dans son brouillard intérieur, sa fatigue nerveuse moderne.

Homme moderne : l'âme décollée se remplit de vide, de grisaille.

Une crainte : ne suis-je pas trop à la merci de n'importe quelle influence (Camus, Weil)?

Des êtres absolument seuls, sans famille, ne dépendant de rien, que tous ignorent, qui n'existent pour personne. Décrire un être pareil.

Vois un petit minois gentil et immédiatement construis un roman.

Extase. Ville, cloches, nuit rues luisantes de lumière.

Retour du service militaire. Agressivité envers toutes les formes de vie établies. Vois partout la retombée de l'élan vital, la réaction.

Esprit protéiforme. Je suis un monde ouvert, on ne peut me parcourir.

Poésie-action : peau neuve du monde, sang neuf, brutalité. Conformisme de la "grande littérature". Sartre, Camus, épuisés, essoufflés.

Monologue d'un être violemment, totalement antihumain, préméditant des crimes, des scandales, des blasphèmes horribles.

Mon sentiment personnel de révolte. Jeunes huant les bourgeois satisfaits le soir du 13 juillet à Mulhouse. Être de cette jeunesse, être sa voix, m'y mêler. Écrire un manuel de révolte, de nouvelles "Nourritures Terrestres". L'essoufflement d'une civilisation. La volonté de refaire le monde. Indiquer les moyens concrets de réalisation.

Accusation des pères coupables, impurs. Hommes gloutons, leur sale bonheur, boivent, forniquent.

Je vois tout d'un œil vierge, cet après-midi, en étranger sur cette terre, arbres, formes des arbres sur le ciel, gouttes claires sur la vitre de l'autocar, photos, visages (écrit au café Moll à Mulhouse).

Écrivain, hors-la-loi (Kafka, Genet, Miller), plonger dans la chair douloureuse du monde.

Rêve. Algérie. Hélicoptère au bord de la route. Coups de feu. Forêt, chasse à l'homme. Je tire en l'air. Notre chef, le frère Simon, abat le fuyard.

Devenir de l'art. Découverte d'un besoin nouveau, recherche de l'inouï, exploitation, saturation et le cycle recommence.

Chez moi, point d'illumination brutale, de bouleversement soudain (Rimbaud, Valéry). Mon monde à moi se révèle petit à petit, j'y pénètre à pas lents, je ne sais ni l'heure où j'ai commencé à m'habiter, ni celle où je me possèderai en totalité.

Je travaille toujours ; comprends pas le divertissement.

Tous hypocrites : prônent le bien et désirent en secret le mal.

L'ancien Bien : Dieu, lois  rigides, venant du dehors, imposées à l'homme.

La consolation, l'encouragement qui nous vient des grands esprits : ils ont à l'égard de l'existence ce vrai sérieux dont manquent en général nos proches et nous-mêmes. L'existence leur est plus que le laisser-aller quotidien.

Dès mon plus jeune âge, j'ai toujours voulu être  poète. La poésie m'a toujours habité entièrement. Je ne sais d'où m'est venue cette vocation étrange.

La voix m'a toujours habité.

Ma nature casanière, faible, manies qui me clouent à ma chambre. Ne pas m'abandonner aux démons du cerveau. Mon puérilisme.
M'épuiser par un travail sain et efficace : études, oeuvre se construisant
(et non plus ces écritures démentes, sans unité, ne menant à rien, s'accumulant), travail professionnel, travail domestique.

Rêverie qui me remplit de culpabilité. Débauches solitaires.

Un être coupé du monde, une boule enfermée dans son néant, sa colère, sa folie, quelqu'un d'absolument refusé-refusant. Artaud, Michaux.

Je perds mon temps dans le remords. Efficacité, travail précis et énergique, puis abandon au rêve, à la liberté imaginative, goûter le travail fait, m'élargir.

Rêve. Emprisonné dans une église. Écroulement. Je prie, hypocrite. Nous sommes miraculeusement sauvés par un vieux, trappe soulevée, cave, grandes fenêtres. Sauvés, mais prisonniers ; menace.

Nous sommes tellement habitués à notre monde que nous ne nous étonnons plus de rien.

Pourquoi sur la planète Terre, cet élan de vie, ces arbres...? L'homme ancien expliquait cela logiquement avec Dieu. L'homme moderne écrasé par cette question insoluble. Mais il vit comme s'il n'y avait pas de problèmes.

Nos maisons, nos soirées en famille et cela : l'afflux des mystères.

Vulnérable, timide. M'adapter, préparer mes réactions, me défendre, m'insensibiliser.

La connaissance scientifique a élargi le problème métaphysique. Simplisme de l'homme ancien ; complexité de l'homme moderne. Des problèmes posés, mais aucune réponse. Schéma simple du monde classique.

Mort, je serai rejeté des vivants qui continueront à vivre chaudement sur terre. Un trou sale, c'est fini . On ne fait pas de chichis avec un mort. C'est très simple un[PK1]  trou. Alors que les vivants se compliquent tellement l'existence.

Peu d'êtres ont la charité parfaite du Christ. Sourire quand on vous humilie, aimer le repoussant, l'antipathique.

Me sentir membre représentatif de la jeunesse actuelle, l'exprimer dans la vie et l'œuvre.

Actuellement je rate ma jeunesse. Bientôt il sera trop tard pour vivre. Absolument ignorant des usages. Je suis un barbare.

Rêve. Poursuivi par des Algériens à Paris. Couteau. Garage. Je me
réfugie chez des soeurs. Je tire. Sang.
Bombe atomique. Soleil rouge de cataclysme.

Lune, espaces infinis. On en discute à table. Étrange comment les hommes ne s'angoissent pas et restent embusqués dans leur confort quotidien.

XX° siècle : Hitler, Picasso, Chaplin, Einstein.

Jamais penseur abstrait, décharné. Rester toujours pleinement terrestre, vivant, charnel. Savoir vivre matériellement, sensuellement.

Quand je sors de mon multiple travail mental, je me sens tout étourdi, tout étrange dans la simplicité de la vie quotidienne.

Pourquoi suis-je dans ce monde sans signe? Humilité : il ne faut pas essayer de comprendre et accepter. Je n'accepte pas.
                          

Mes proches n'y comprennent rien à cette écriture continuelle. Ils attendent une "publication", un but atteint! Mais cela ne sert pas à ça, mes chers, ce n'est pas ça, le but à atteindre.

Ils pensent :"Quand va-t-il en sortir?" En sortirai-je jamais?

Camus,l’ homme révolté. Je suis bien dans le courant moderne, j'ai pensé tout cela.

Je cherche le vrai, je ne veux pas jouir de mon intellect. Je veux être sincère et lucide jusqu'au bout, jusqu'au fond.

Confort d'écrivain : prendre les moyens (écrire, lire) pour des fins.

Innocence : accepter ce qui est, ce qui devient.

Pourquoi l'homme s'est-il créé tout ce mal, Dieu, les religions?

Christ. Dieu assume le mal. On ne peut plus se révolter contre lui, l'accuser. Il devient angoisse et mort, il se fait homme. Dieu avec nous contre le mal. Lui aussi le souffre. Camus : Christ, son sens (homme révolté p 50-52!). Jamais cela ne m'a été plus clair.

Importance de Dostoïevsky et de Nietzsche. Ce n'est pas de la littérature, mais la conscience de l'homme qui parle.

Torturé par mes contradictions, mon écartèlement par mille voix différentes.

Issue surnaturelle. Monde délivré de la finalité historique. Le grand ennemi :le Dieu terrestre.

Littérature, exigence de vérité.

Sade : solution dans l'imaginaire.

Attaqué par tous les poisons modernes. J'ai eu toutes les tentations.
Trouver maintenant une rigueur. Errance des instincts, non-rigueur (Gide).
Stupéfiant comment, de moi-même, j'ai redécouvert tous les thèmes
modernes.

Un Dieu qui me condamne à être de son monde, je le refuse. Simplisme religieux de Vigny. 

La plupart vivent empiriquement. Acquérir la rigueur éthique.

Principe. Je ne sais quelle est la couleur du monde. Il est (il n'est ni absurde, ni sensé, il est).
Dans mes actes, éviter de lui donner une couleur.


Masturbation. Nuit blanche à lire Genet.

Toujours deux voix opposées, l'une affirmant, l'autre dénigrant. Morale provisoire de la mesure et de la lucidité.

                         
Une ombre se jette sur moi pour me posséder traitreusement comme on fait d'une enfant. Je me laisse étreindre. Avec mon corps vidé, je n'ai plus la force de me traîner moi-même.

A une certaine hauteur, l'histoire du monde ne peut plus être regardé que dans la lumière d'un Dieu.

Je reste étranger à ces êtres que je côtoie quotidiennement. Le degré d'enlisement dans mon rêve ; ma coupure du monde tel qu'il est.

Il n'y a que les fous qui tiennent à haute voix des propos métaphysiques. Les profonds les écrivent et les sentent dans leur intimité.

Quel péché a commis la bête pour être ainsi livrée à l'enfer de la lutte pour la vie?

Tranquille, renfermé, taciturne, n'ayant pas de gros besoins.

Solitude absolue. Différence. Horreur des manifestations publiques.

Ivresse. Poursuite de « femelles ». Froid. Kilbe. Chambre. Humiliations.

Sydney Bechet.


Sortir du marasme. Bonheur gidien.

Je manque de formation, de « Zucht und Schulung ».

Nietzsche. But du vivre : Wille zur Macht. Bon : tout ce  qui me fait monter et réaliser mes intuitions capitales.

( Sans date).

Voyage de l’été.
Paris. Films : Hiroshima mon amour, Le beau Serge. BONNEFOY ( l’improbable).
Nymphette du Louvre. Nuit dijonnaise en plein air.


1960

Ne pas m’engluer dans une vie spéciale. Me laisser vivre innocent sans attitude devant le monde.

Innocence : être simplement médium.

KAFKA : « Écrire comme forme de prière. »

Sortir de ma torpeur charnelle.

Le problème culturel de l'époque : comment arriver à une culture pour tous sans vulgarité.

Distance effrayante entre ce que je parais et ce que je suis intérieurement.

Spirituel, tout être qui accepte un mystère du monde, quelque chose qui le surpasse.

Jeunes ordinaires. Moi, déchiré, étrange.

Retourner constamment au désert, y puiser ma vie.

Vivre dans le déchirement quotidien, ne plus trouver de chaleur, d'ordre, de sécurité sur terre?
Puis-je encore aimer la vie?

Camus, etc. : de pâles répétitions de Dostoïevsky, Nietzsche.

Chaque jour, me vider de toute ma force, me donner totalement.
Réveiller toutes les forces profondes. Surréalisme.

Puérilité de l'éthique de Montherlant.

Ne pas se perdre dans le mensonge des mots.

Par l'esprit purifier l'esprit.
Le mal est d'abord dans l'esprit (imaginations sexuelles).
Pouvoir voir tout sans être empoisonné.

Je reviens de l'enfer.
Douceur du printemps.
Une vie comme neuve.

On se bat chaque jour sans grand résultat et puis un jour est le dernier.

Esprits nus rares : Simone Weil, Kafka, Nietzsche parfois.

Je ne m'intéresse pas aux autres, je m'intéresse à mon fantôme chez les autres.

Pirandello, Kafka réalistes modernes.

Septième sceau. Drame de la non-connaissance et du doute.

S'arracher aux sables mouvants du cerveau.


Ce que je ressens douloureusement : l'absence d'un être à aimer.


1961

Eté. Voyage avec MM et RK.

Route longeant le Doubs paresseux. Besançon. Premier souci : chercher notre premier camp. Comme par miracle, nous tombons sur un camp au milieu de la ville, en bordure du Doubs, sans l'avoir cherché. Installation. Puis nous visitons la ville, très vivante, proprette.
Un long carillon chante au-dessus de la foule. Nous faisons une longue promenade, puis revenons au camp. M, toute de suite à l'œuvre, cuisine. R et moi, jouons aux raquettes. Douce tiédeur de l'air, on se sent en forme. Le camp est calme et propre. Les campeurs arrivent en masse. Heureusement nous nous sommes installés très tôt, à 4 h, et avons ainsi une place de choix. Toutes les nationalités se mélangent, vraie tour de Babel. Repas. Nous mettons un peu d'ordre dans nos affaires, je prépare le prochain itinéraire et puis hop! sous la tente, au lit... Première nuit, assez dure, R n'arrive pas à s'endormir ; vers le matin, le froid humide pénètre à travers les minces murailles de toile.
Réveil, toilette, départ, avaler la route : Lons-le-Saunier, M prend le volant jusqu'à Bourg-en-Bresse. Nous y faisons le marché et allons à la recherche d'un coin de verdure pour le repas de midi. Puis direction Lyon. Dans la voiture, M et R s'assoupissent. Mais nous rentrons triomphalement dans Lyon. Il est à présent 4 h. Recherche d'un camp, souci quotidien. À Lyon même, nous ne trouvons qu'un camp minable, à faire peur, délaissé au fond d'une cour. Nous décidons de chercher plus loin, prenons la route de Valence et trouvons un camp très bien près de Vienne. Je fais une courte descente à Vienne pour quelques courses. Installation,

Dim, 23.7. Nous retournons à Lyon. Visite de la cathédrale Notre-Dame de Fourvière. Messe (!!) Traversée de Lyon, puis route de Valence, Montélimar, nous roulons à toute vitesse vers le soleil du Midi, sur la nationale 7. Circulation folle, dépassements incroyables, vraie ruée vers la Mer. Nous traversons le Rhône à Pont St-Esprit. Nîmes. L'éternelle recherche du camp. L'étape a été longue, la fatigue se fait sentir. Nous logeons hors de Nîmes (à l'intérieur des villes, les camps sont introuvables). Même cinéma chaque soir : monter la tente, cuisine, repas, jeux....

Ven, 28.7.61. Nous restons pour la matinée à Luchon. Du camping on aperçoit au lointain les pentes enneigées des pics pyrénéens. Quittons le camp vers 1 h de l'après-midi. Grande étape pyrénéenne : col d'Aspin, col du Tourmalet. La montée du Tourmalet est très pénible, nous pénétrons dans une vraie mer de brouillard, il faut avancer très précautionneusement, tous phares allumés. Soudain nous émergeons du brouillard, vue admirable des pics enneigés. Descente du Tourmalet. Puis nous fonçons droit sur Lourdes qui était le but de notre étape d'aujourd'hui.
Nous nous installons sur un camp non loin de la ville, avec vue sur la basilique et le château de Lourdes. Procession aux cierges. Spectacle impressionnant : l'énorme procession serpentant au pied de la basilique dans la nuit noire.

Sam, 29.Il a plu beaucoup, cette nuit. Matin gris, le terrain est boueux. Mais la pluie s'arrête et nous parvenons malgré tout à plier la tente et à partir. Nous retournons à la basilique : déprimante procession des malades ; cryptes, chapelles, tout est envahi par les pèlerins de toute race, sœurs noires, prêtres américains, asiatiques. Manifestations de piété parfois ridicules : vieilles femmes italiennes embrassant des statues, etc. Nous visitons aussi la nouvelle basilique souterraine, grand monstre de béton.
Pau : visite rapide. Repas dans un pré près de Pau. Nous passons à Lacq et arrivons à Bayonne à 4 h du soir. Recherche d'un camp que nous trouvons à la sortie de Bayonne, au bord de l'Atlantique, dans une pinède. Nous allons nous promener au bord de la mer. Le soleil rouge s'enfonce dans les flots. Vaste plage.

Dim,30. Très beau temps. Sous les pins, l'air sent bon. Jeux sur la plage.

Lun,31. Départ de Bayonne. Visitons Biarritz. Capbreton, Hossegor. Paysages de Landes. Campons à Mimizan-Plage.

Mar,1.8. Arcachon : vieux port de pêche. Bordeaux : immense ville, salle de sport. Royan : plage grouillante ; c'est inhumain. Rochefort, bac.

(Sans date.)
Je me sens chez moi dans ma chambre, alors que ce lieu est aussi abandonné que tout autre dans l'univers.

Dans la solitude, hors de toute comédie, deux choses me tentent naturellement : le lire-écrire et l'imagination érotique accompagnée de masturbation, l'orgie intellectuelle et l'orgie charnelle solitaire.


GAGARINE.

1962-1964
Ouvre le cœur des pierres secrètes pour hanter les zones vierges d’amour. Tu
reviendras plus pur.

Entassement des jours. Broussailles de la mémoire. Vie inextricable.

Je voudrais qu'une force unique traversât ma vie, qu'elle ne fût plus ce dérisoire entassement d'instants...

La somme absurde des jours.

Le vrai enfer humain est réellement indicible.

L'évidence de ce qui est. Mais qu'est-ce qui est? Tout est imaginaire.

Robes des fillettes comme corolles soulevées par le vent. 

Il y a des livres pour lire et des livres pour penser.

Il y a des livres qu'il ne suffit pas de savoir lire.

Je lis pour affermir mon point de vue par contraste.

Audace de l'arrachement, tout est là.
Oser le saut génial hors de de l'ordinaire.

Se taire et (se) faire.

L'attention est suspension de la volonté.

Littérature. Impure dès que se met à parler le moi fort. Poète qui veut paraître maudit ou mélodieux. Celui qui veut échapper à la littérature et celui qui ne veut faire que de la littérature plongent également dans l'impur.

Solitude : non pas s'enfermer (et s'asphyxier) dans l'infernal château du moi, mais se détacher de toute chose particulière, n'être rien.

Mauvaise solitude : coquille, se protéger du tout. Bonne solitude : être tout et rien, se défendre du monde étroit des attachements terrestres.

Vivre au bord de l'abîme du sexe, là où ses flammes vous brûlent sans vous dévorer.

Nuit. Corps horizontaux, endormis. Cubes des chambres entraînés dans le vertigineux mouvement des mondes. Qui veille sur le repos des hommes?

Qui, en ce siècle, peut se vanter de n'être en nul endroit atteint par une des maladies de l'époque? Les esprits les plus critiques ont une faille dans leur lucidité par où leur temps les contamine.

Fonder philosophiquement leur existence est le moindre souci de la grande masse des hommes. Et pourtant ils vivent tous sérieux et appliqués...
Même pour un homme sincère et désireux d'être lucide, il est difficile de faire la part des choses. Sabbat des idées actuelles.


L'épreuve que Dieu t'envoie et qu'il te faut traverser, c'est de croire que tu existes. Celui qui a pénétré dans le cercle de l'esprit est voué à survivre hors de toute consolation terrestre.

Je ressens souvent le besoin d'écrire comme un désir de communiquer plus profondément que ne le permettent les circonstances ordinaires de la vie. En quelque sorte, l'écriture est cette seconde manche qui nous donne l'occasion (espérée) de jouer les balles que l'existence immédiate nous empêche de jouer.

La technique tend à nous rendre la connaissance inutile.

Peu d'hommes parviennent - et qu'en des moments privilégiés, au hasard d'une rencontre, d'une émotion, d'un spectacle - à l'intuition de leur situation de mortel.

Queste du Graal. L'esprit ne cherche pas pour trouver la vérité absolue (qui n'est pas de ce monde), mais pour obéir à l'instinct impérieux de l'univers qui le pousse éternellement à chercher, à questionner, à clarifier ce qu'il entrevoit.

L'homme peut interroger ou, à la rigueur, s'empêcher d'interroger ; mais répondre n'est pas en son pouvoir.

Cette ère du nombre où le nombre est absent.

Ce que je cherche, c'est par où entrer dans le monde.

Pour la plupart, le regard de Dieu, c'est le regard des autres.

On prend souvent médiocrité pour sagesse.

Il nous faut parvenir au point de vue qui nous permet de lire le monde selon toutes les hypothèses. Par conséquent abandonnons toutes nos valeurs, tous nos attachements, toutes nos répugnances.

Misanthrope par dépit ou par sécheresse d'âme.

Deux maîtres se partagent nos vies : le désir et la force, satisfaire son moi et imposer aux autres une image avantageuse de soi.

On est deux pour l'amour, on est mille pour la guerre, on est des millions
pour la vie ; mais pour la mort on est seul. 

Livre ouvert.
Livre infini.

Je vis largement au-dessus des modes, des éphémères batailles de l'intelligence.

La librairie souterraine d'Oran. Plaisir des villes.
 
Un livre est un objet si simple... Un lecteur ordinaire ne peut imaginer la somme d'efforts, de tâtonnements, d'expériences qui a précédé son état final. Son auteur même oublie ce long chemin...

Le surréalisme n'est qu'une marche de l'escalier monumental qui mène au grand art moderne.

L'esprit oscille entre deux extrêmes : l'absolue folie de la poésie et la plus grande raison possible de la science.

Écrire jusqu'à l'absorption du corps par la prose.

1962
29/30.7.
Lac Léman.
Messe à Sochaux. Montbéliard.
Charmant petit pré au milieu des montagnes.
Il souffle un petit vent frais, des tas de foin répandent leur odeur.
Pontarlier.
Traversée de la frontière suisse à La Cure.
Du haut du Jura, nous apercevons, large et étincelant au loin, le lac Léman.
Nyon, Genève, Yvoire, Sciez.
Dîner dans un petit restaurant près du Lac.
9.8. Nous quittons Barcelonnette. Je suis en assez mauvaise forme (mal dans le dos par suite du froid de la nuit). Nous traversons le désert de montagnes nues des Alpes du Sud par une petite route fort étroite. Bientôt on s'approche de Nice, les premiers palmiers apparaissent. Nice : on traverse  la ville vers 2 h de l'après-midi, elle semble presque déserte. Promenade des Anglais. Recherche d'un camp. Nous longeons la mer par Monaco jusqu'à Menton. Rien. Tous les campings complets.
Retour vers Nice par la Corniche. Chaleur torride, fatigue. Retraversons Nice vers 5 h, ville maintenant surpeuplée, circulation folle. Je parviens à sortir du nid de fourmis, continue vers Cannes. Partout on affiche complet. Mais, coup de chance, trouvons à nous loger à Cagnes-sur-Mer, non loin de la mer. Installation. On n'en peut plus. Dîner en ville.
10.8. Nous allons sur la plage de Cagnes, dînons d'un kilo de raisins.
11.8. Journée de voyage. Musée Fernand Léger. Juan-les-Pins, Antibes, partout la même ambiance, pas un coin de solitude sur toute la Côte.
Monaco. Visite du Palais de Rainier. Continuons jusqu'en Italie
(Ventimiglia). Revenons pas la grande corniche. Déjà la nuit tombe sur la Côte. Spectacle merveilleux de l'illumination.
12.8. Visite de Cagnes, son château, son Musée Renoir. Plage.
13.8.Départ de la Côte. Route Napoléon. Castellane; Digne, pays de la lavande. Sisteron, Gap, Col Bayard. Vizille. Arrivée à Grenoble au crépuscule.
14.8. Grenoble.          

1963

Vivre d'ores et déjà planétairement.

Les faux libérateurs du corps, ceux qui l'ont déchaîné.

Méfiez-vous de ceux qui prêchent la liberté. La liberté est un dur chemin.

L'homme de la raison ne peut comprendre le Christ.

Prospecter le domaine allemand d'aujourd'hui.

Écriture. Notation de mon réel, témoigner de cette parcelle d'univers, de la comédie qui m'entoure, le sabbat des êtres proches. Me mettre hors au milieu de la vie. Out et in.

Combat pour me maintenir à la surface.

Gershwin = Tchaïkowsky + jazz.

Mes péchés contre le devenir. Ma jeunesse obscure, trouble, hésitante.

Dès l'enfance, le tourment du sexe.

AVANT 1964

Vice solitaire intensément pratiqué d’un côté et de l’autre rêveries de l’amour romantique.

Fort sentiment de solitude. Je me sens hors la vie, incapable de participer aux plaisirs ordinaires.

Goût de l’encyclopédisme.

En famille, difficultés à dire les choses. Ainsi je ne dévoile pas mon projet de partir à Paris et d’y rester, en lâchant mon poste d’instituteur.


LECTURES
Casanova

PEINTRES
Bernard Buffet Dali Renoir

FILMS
CLOUZOT (Le salaire de la peur) CARNÉ (Les Tricheurs)









1955-1964 (Sans date)


Enseignant à Ensisheim.


Intérêt aux méthodes Freinet, texte libre, poésie, dessin libre, imprimerie, composteurs, limographe, stencils , fichiers autocorrectifs, correspondance scolaire, coopérative scolaire…Conférence de Freinet à Mul.

Poèmes, textes à apprendre par coeur, à calligraphier. Théophile Gautier (le ciel est noir, la terre est blanche). Prévert (l'oiseau-lyre).Verlaine (le ciel est par-dessus le toit).

Journées pédagogiques avec l'Inspecteur de l'enseignement primaire Guis. Repas avec les collègues de l'arrondissement de Guebwiller. 

Correction du Certificat d’Études primaires à Guebwiller.

A la fin de l'année scolaire les élèves nous submergent de cadeaux. 



Observation d’une éclipse.

Milieu "instit" insipide, étriqué. M'y sens mal à l'aise.

Travaux sur le chantier du Hüs et dans le jardin. Je perce du béton au burin. Déchargeons des sacs de ciment. Déboisement du terrain à la pelleteuse. Tamisons la terre du jardin. Bétonnons les bordures. Berg l’ouvrier, la sueur perle à son front.

Frage über mich : bin ich abnorm ? 
 
Je rêve des filles, je rêve de la femme et je n'arrive pas à établir une relation stable. Tendance à la Schwärmerei romantique, idéalisante d'un côté et de l'autre désir sexuel brut alimenté par des fantasmes carrément pornos, voire pervers, mélange d' angélique et de démoniaque. Mon trouble désir est entretenu par la lecture d'auteurs subversifs, Sade, Casanova, Gide, Miller, Lawrence,Bataille, Genet, Pasolini, Nabokov.  

Fascination par les nymphettes.


Mes années les plus lamentables. Errances, quêtes confuses, en tous sens. 


Confrontation incessante en moi entre la pensée SIMONE WEIL et  la  pensée NIETZSCHE.


ÉCRITURE. LE VÉRIDIQUE. L'éternel projet rousseauiste de dire enfin toute la vérité personnelle sur un être humain.

LECTURES. Baudelaire (biographie). Beckett. Camus. Dadelsen (Jonas).  Dictionnaire ROBERT. Eluard (POÈMES en livre de poche). Hölderlin et Susette Gontard. La Fontaine. Nabokov(Lolita). Nietzsche. Jean Paris (Anthologie de la poésie nouvelle). Simone Weil.

TEXTES. Charles Cros ( le hareng saur). Arthur Rimbaud (Les effarés).Verlaine (le ciel est par-dessus le toit si calme).



MUSIQUE. Berlioz (le carnaval romain).

GENS. Les Muller. Ils habitent dans un logement au-dessus de l’École.On y fait parfois des réunions d'enseignants.
Charles Haby, secrétaire de mairie à Ensisheim (il sera plus tard Maire de Guebwiller et député).

LIEUX. Ensisheim/Horb/ Freudenstadt/Guebwiller/Marseille/Mulhouse/ Oran/Paris/Pulversheim/


 



1954-56.

Sage. Très habile à voiler ma poltronnerie. Modération ambiguë. Trop timoré pour la révolte et le blasphème.


(22.2.07: J’ai rêvé d’être Rimbaud, le dieu de ma  jeunesse, et je n’étais qu’un minable petit provincial dépourvu de génie et d’audace...6.12.16: maladivement timide.)


1955-56.

1°octobre 1955.
Première rentrée en tant qu'instituteur.


Je me rends en mobylette de la maison à l'école en traversant la forêt qui sépare Pulversheim d'Ensisheim.


1956-58. 

Service militaire en Allemagne et en Algérie. Tringlot. Calot bleu et vert. Grades: brigadier, brigadier-chef, maréchal-des-logis. 

Langage et argot de la vie militaire:calot/crosse/ gâchette/GMC/"graille"/jeep/ ligne de mire/

1956
J'avais échoué là, sous ce ciel blanc et ne me demandais même pas si je désirais quelque autre vie. C'était trop penser. Parfois je pleurais et je ne feignais pas : j'ai toujours eu le don des larmes. Mes compagnons se seraient pâmés en me voyant. Vu du dehors, je devais être dans cet état d'un comique incomparable. Je m'en étais d'ailleurs fait une idée en allant me contempler dans une glace au beau milieu d'une de mes crises.

A l'intérieur de ma coquille, je devenais vraiment un être extravagant. Une fantaisie morbide me possédait et me poussait à faire des actes inavouables. Jouir du spectacle de son visage en larmes! Je restais devant la glace à grimacer, à voir couler mes pleurs et puis je me sentais ridicule, ridicule à l'extrême, tellement que je n'osais même plus rencontrer mon propre regard. Je fuyais alors pour échapper au malaise et me demandais bien souvent, ayant ainsi été au bout de la bouffonnerie, si je n'allais pas un jour ou l'autre basculer dans la folie. 


1956-57

Horb, Freudenstadt.
Classes. 
Promiscuité de la chambrée. Gars venant de toutes les régions de France, Chtimis, Méridionaux, Alsacos...Mélange de tous les statuts sociaux. Le séminariste vient vêtu de sa soutane, l'instituteur
côtoie des illettrés...

Formation militaire. Marcher au pas. Maniement d'armes. Parcours du combattant. Tir au fusil, au pistolet mitrailleur, au bazooka. Ligne de mire. Démontage et nettoyage du fusil. Lancer de grenades. Grandes marches avec tout le barda sur le dos. Conduite auto sur home-trainer, sur piste. Permis de conduire VL-PL. Entrainement à la conduite poids-lourd sur les routes de la Forêt Noire.

Manœuvres à Münsingen.On côtoie les soldats de la Bundeswehr. Nuits sous la tente par un froid sibérien.
Lecture: QUE SAIS-JE ? sur l'existentialisme.

Malade, j'atterris à l'infirmerie. Je lis un livre en allemand sur Goethe. Un infirmier allemand me parle.

Véhicules(ambulances) partant de Horb pour le Canal de Suez.

Beuveries, cuites carabinées.

Un jour, lors d'une joute aux verres de cognac, je suis ivre à en perdre conscience. On me ramène inconscient à la caserne. Je me réveille le lendemain avec des bleus à la tempe, ma tête bien que casquée ayant heurté le sol du GMC durant le transport.

En compagnie de camarades pourchas de filles la nuit dans les rues de Freudenstadt.

Fête de la bière(?). Ma main sur le banc rampe vers une fesse de femme.


Je conduis seul non sans mal un GMC avec remorque de Freudenstadt à Horb et retour. 


Sonder l'enfance.
 


1957

21.10.57.

Freudenstadt.

L’ennui, les humiliations.


Grippe asiatique. Consignés comme au temps de la scarlatine.


(Sans date)

Fonction d'instructeur.


Martha, Ruth, les Gretchen en chaleur qui nous draguent, un camarade  troufion et moi. On passe avec elles une nuit de luxure dans l’obscurité d’une même pièce du Foyer des Français. A l’aube, on regagne notre caserne comme des collégiens en goguette.

Relation avec Martha qui travaille au Foyer des Français où je la rejoins la nuit. Liaison qui se termine en eau de boudin.




Camus prix Nobel.



1958 

Lieux: Algérie, Allemagne, Alsace, Marseille, Paris, Port-Vendre...

18.5. 58.
Tout ici est calme, la vie ordinaire continue, malgré l'ambiance de fièvre
qui règne en Algérie. Il est vrai, nous vivons des heures historiques, dont
dépendra le sort de l'Algérie et de la France toute entière : ou bien ce
sera un renouveau, ou bien ce sera l'écroulement définitif. La semaine 
qui s'ouvre nous le dira.

St-Louis est absolument calme, les troupes strictement consignées. Je
passe mes journées à écouter ma radio qui transmet sans arrêt les in-
formations d'Alger, des reportages directs du Forum du Gouvernement
Général à Alger, où le peuple algérois tout entier s'est rassemblé, sou-
levé d'enthousiasme ; de temps à autre, Jacques Soustelle (arrivé en
Algérie), les Généraux Salan ou Massu parlent à la foule.
La question que nous nous posons ici : que pensent-ils en France? En
gros, personnellement, je considère cet immense mouvement comme
un mouvement d'espoir, bien qu'il comporte une bonne part d'illusions,
d'enthousiasmes vides, de passion aveugle, d'ivresse. Ce n'est pas à
force de crier "Vive l'Algérie française!", que le problème se résoudra de
lui-même ; l'ivresse de ces journées passées, on risque de revenir à
l'ancienne réalité. Attendons...
En tous les cas, le gouvernement Pflimlin nous maintient jusqu'à 27
mois!! J'espère un salut des évènements actuels.
 

Mardi 27.5.1958.
Matin : rien à signaler. On vient m'annoncer que ce soir c'est mon tour d'aller à la Macta pour une corvée de nuit assez particulière.
Soir : vers 17 h 30 je quitte le Magasin et vais me préparer pour partir à la Macta : armement, etc. 6 h : je vais casser la croûte à la cuisine du Mess. 6 h15 : une camionette me cherche. Passage à Legrand où j'emmène une équipe de 5 hommes. En route vers la Macta (la route traditionnelle que j'emprunte chaque mardi pour aller à Mostaganem).
Le soleil descend déjà et répand sur la région une sorte de couleur rose. C'est la première fois que je traverse la région le soir, le spectacle est encore plus inouï qu'en plein jour. A perte de vue, s'étendent les champs de vignes basses bien alignées, d'un vert intense. Parfois c'est des champs fraîchement labourés, la terre est rougeâtre, argileuse ; ça donne des combinaisons de couleurs très intéressantes. Il y a aussi de grands herbages asséchés, l'herbe semble brûlée par le soleil, c'est maigre et caillouteux ; quelques troupeaux de moutons paissent sur ces "steppes". Cà et là, une ferme, blanche, brillante au soleil du soir, cachée sous ses palmiers, ou encore un marabout, découpant sa coupole immaculée sur l'azur, isolé sur une colline. Voici la mer, étincelante au soleil du couchant, les baies, les petits ports aux maisons blanches et roses (colorées par la lumière du crépuscule). Je m'abandonne à la contemplation de tant de beautés, oubliant totalement pourquoi je roule actuellement sur la route. D'ailleurs je ne sais absolument pas ce qui m'attend à la Macta. De grands cortèges de voitures et de camions décorés de drapeaux nous croisent entre St-Leu et La Macta : ils vont vers Arzew où a lieu une manifestation. Tout juste avant La Macta, un accident, quelques voitures arrêtées, des curieux, des gendarmes : un moto gît sur le sol. Ça me rappelle à la réalité après la rêverie "crépusculaire".

La Macta : je me présente au responsable du poste de La Macta, c'est un maréchal des logis comme moi. Il m'explique le travail qui sera à faire cette nuit : nous patrouillerons toute la nuit sur la voie ferrée entre Perregaux et Dublineau dans des "draisines". Une draisine est un véhicule roulant sur voie ferrée, complètement blindé, muni de phares puissants ; ça sert à patrouiller sur les voies par nuit ou en plein jour. Donc voilà ce qui nous attend cette nuit,
une petite corvée un peu différente de mon travail ordinaire. Nous sommes arrivés à La Macta à 20 H. La "corvée" ne commencera qu'à 22 H. En attendant, nous visitons les lieux : La Macta est une petite gare, cachée derrière des dunes boisées, non loin de la mer. Elle est occupée 
par un petit groupe d'hommes qui font constamment des patrouilles sur la ligne venant d'Oran et Arzew et allant vers le Sud, Perrégaux, Dublineau, etc. En outre, ils contrôlent le pont de La Macta sur la route de Mostaganem (pont où je passe chaque semaine). Le long des voies coule l'oued Macta qui se jette dans la mer près de Port-aux-Poules : oued à l'eau glauque, immobile, et où quelques soldats pêchent des anguilles
pour s'en faire un repas. Près du pont de la Macta, s'élève une tour où des gars montent la garde ; je visite cette tour qui a plusieurs étages, plusieurs pièces; dans l'une du matériel de transmission radio, des tableaux
de liaisons radiophoniques, des cartes ; dans une autre, des armes; dans une autre, des couchettes pour les sentinelles au repos; et au sommet, une terrasse, où veille un homme de garde : il a à sa disposition un phare très puissant qui lui permet de fouiller les environs en cas de mauvais coups. Du haut de cette tour, le paysage est imposant : la nuit tombe sur la terre, mais la mer est encore visible, sous la ligne d'horizon lumineuse ; les côtes sombres s'étendent à perte de vue ; au loin, au-delà des eaux, scintillent les lumières d'Arzew, à l'ouest, et celles de Mostaganem, à l'est.

La nuit est complète maintenant. Après cette visite de La Macta, nous accompagnons les gars d'ici dans leurs "piaules". Partout sur les murs, des photos de De Gaulle. Déjà 22 h approchent. C'est le départ pour la corvée. Nous mettons nos équipements, prenons nos armes, nos casques, et hop dehors dans la nuit ! Nous montons dans une draisine stationnant sur une voie. Nous embarquons aussi un fusil-mitrailleur, des grenades, deux postes-radios émetteurs. Nous montons à 13 dans le véhicule, le maréchal des logis responsable, 2 conducteurs (c'est des militaires), mes 5 hommes, un renfort fourni par un régiment de Zouaves, et moi. La draisine est un véhicule qui ressemble de l'extérieur à une petite locomotive électrique, mais ça ne marche pas à l'électricité. A l'intérieur, des bancs où nous nous installons, (le véhicule est tout juste assez grand pour contenir une douzaine d'hommes); le poste de conduite réversible (c.à.d. permettant de conduire dans les 2 sens), presque pas d'ouverture, tout étant recouvert de plaques de blindage, protectrices contre d'éventuelles balles : seuls, quelques petits rectangles découpés dans l'acier, permettent d'observer l'extérieur. C'est très étrange.
Nous démarrons, fonçant dans la nuit. Le véhicule roule à une vitesse vertigineuse. A travers les "lucarnes", on voit filer la voie violemment éclairée par les phares dont le double faisceau de lumière pénètre la nuit noire. Dans la lumière passent à toute vitesse des silhouettes d'arbres, de bâtisses, d'eucalyptus. Nous arrivons en gare de Perrégaux. Là, une deuxième draisine nous attend. J'y monte avec un groupe d'hommes et un des 2 conducteurs, emportant en plus un poste émetteur qui me permet de communiquer avec l'autre maréchal des logis resté dans la 1ère draisine. La vraie corvée ne fait que commencer. Il s'agit de circuler toute la nuit entre Perrégaux et Dublineau (près de Mascara), en faisant plusieurs fois l'aller-retour. Nous quittons Perregaux. Sur la voie, les deux draisines se suivent à une centaine de mètres de distance. Nous nous engageons dans une région assez sauvage, les phares éclairent des forêts, des rochers, etc.. Nous traversons même de vraies gorges, où nous circulons entre 2 murailles de rochers élevés. Dans la draisine, certains hommes somnolent déjà, écroulés sur les banquettes parmi les armes et les casques. Je résiste au sommeil, tombant parfois dans la torpeur. Je pense :"Combien c'est drôle d'être dans ce véhicule guerrier, en pleine nuit, en Algérie, dans une région que je ne connais pas". On se sent seul, au bout du monde, et pourtant en sécurité puisque des camarades sont là, autour. Que vaut la vie? Rien : on roule sur une mine et la comédie prend fin. Et pourtant aucun sentiment de peur, on est calme, on laisse courir, si ça arrive on ne pourra rien contre. Je sombre dans le sommeil, je reprends conscience, on est ballotté, le froid de la nuit commence à se faire sentir, on est engourdi. Et la draisine file, file, secouée, nous secouant. Parfois un copain émerge de son sommeil, met la tête à une meurtrière, regarde la nuit du dehors, et se renfonce dans ses rêves. Seul, le conducteur reste attentif à son poste, surveillant la voie à travers une "lucarne".


A 4 h du matin, après avoir circulé depuis 10 H durant toute la nuit, nous nous arrêtons en gare de Perrégaux encore plongée dans l'obscurité. Pas un être vivant, nulle part. Nous laissons une des draisines à Perrégaux et remontons tous dans l'autre. Retour à La Macta. Encore dans la nuit, nous quittons La Macta avec notre camionnette. Assis dans la cabine, je ne peux résister au sommeil. De temps à autre, j'en émerge : l'aube commence à blanchir. Retour à St Louis.


20.8.
Ici tout va bien, malgré quelques coups de main fellaghas dans la région. En effet une bande rôde aux alentours, entre le lac de Gharabas et St-Louis, harcelant les fermes isolées. Deux musulmans de ces fermes ont été égorgés. Le maire de St-Louis a donné l'ordre aux habitants dispersés autour du village de quitter les fermes et de s'installer au village même.


(SANS DATE)
Mort de Pie XII. Nouveau pape: Jean XXIII.

Période marquée par le retour de De Gaulle au pouvoir et ses voyages en Algérie.

A mon retour de l'armée, je vais rendre mon paquetage à la gendarmerie d'Ensisheim.



1958-60

Je suis plongé dans une profonde confusion. Tous les désirs, toutes les visions du monde se battent en moi.

Le présent est toujours à reconquérir. Rien n'est acquis, on ne monte pas. Il faut tout le temps se maintenir à la hauteur de Dieu.


Séduction par naïveté, simplicité.
Effet de la masturbation. Griffe diabolique dans l'épaule. Bourdonnement des oreilles.


1959

JUILLET.

Monologue d'un être violemment, totalement antihumain, préméditant des crimes, des scandales, des blasphèmes horribles.


Mon sentiment personnel de révolte. Jeunes huant les bourgeois satisfaits le soir du 13 juillet à Mulhouse. Être de cette jeunesse, être sa voix, m'y mêler. Écrire un manuel de révolte, de nouvelles "Nourritures Terrestres". L'essoufflement d'une civilisation.Volonté de refaire le monde. Indiquer les moyens concrets de réalisation.

Accusation des pères coupables, impurs.
Écrire pour détruire.

17.9.
Vivre une existence nietzschéenne.

Le moyen n'importe pas. Seul compte l'état de grâce.

Occident, Amérique. Trop d'énergie perdue pour le confort. Appliquer tout l'esprit à la recherche de la vérité.

Feindre la folie durant une époque de ma vie.

(Sans date)

l'insomnie de la ville s'irise aux mille miroirs de la nuit
contre la peur des bêtes
la garden-party meurt dans la grisaille du matin
la danse de tous ces pitoyables corps cède aux fatigues
mais ma splendide suée d'extases attend le sang frais de l'aurore

Que je me sente toujours bénissant la terre.

Pas de paradis artificiel.


Printemps 60.

Ma jeunesse stupide,  perdue. 

Sortir de ma torpeur charnelle. 

Ne pas oublier de vivre.

Mon apologie de la solitude n’est qu’un mensonge à moi-même.

Distance effrayante entre ce que je parais et ce que je suis intérieurement.

Retourner constamment au désert, y puiser ma vie.


Nous serons jugés pour ce que nous sommes, non pour ce que nous écrivons.


Ne pas se perdre dans le mensonge des mots.


Ne pas se payer de mots.

Littérateurs.


Le problème  culturel de l’époque : comment arriver à une culture pour tous sans vulgarité.



14.5.60.
Journal. Écrire l’enchaînement de mes minutes, le présent qui se fait.


Exprimer en poésie ce que je pressens en musique.


Raconter ma vie imaginaire.


1960 (sans date).

Sous mes apparences tranquilles, je suis le pire des diables, le plus honteux, le plus terrifié.

Qui se doute de mon univers souterrain ?

Ma vie : un chef d’œuvre de dissimulation.


1962-64
L'attention est suspension de la volonté.

Littérature. Impure dès que se met à parler le moi fort. Poète qui veut paraître maudit ou mélodieux. Celui qui veut échapper à la littérature et celui qui ne veut faire que de la littérature plongent également dans l'impur.

Solitude : non pas s'enfermer (et s'asphyxier) dans l'infernal château du moi, mais se détacher de toute chose particulière, n'être rien.

Mauvaise solitude : coquille, se protéger du tout. Bonne solitude : être tout et rien, se défendre des attachements terrestres, du monde étroit des attachements terrestres.


1962
(Sans date)
Pourparlers et accords  d' Evian. Fin tragique de la Guerre d'Algérie. 
 


1963

Vivre d'ores et déjà planétairement.

Les faux libérateurs du corps, ceux qui l'ont déchaîné.

Méfiez-vous de ceux qui prêchent la liberté. La liberté est un dur chemin.

L'homme de la raison ne peut comprendre le Christ.

Prospecter le domaine allemand d'aujourd'hui.

Écriture. Notation de mon réel, témoigner de cette parcelle d'univers, de la comédie qui m'entoure, le sabbat des êtres proches. Me mettre hors au milieu de la vie. Out et in.



AVANT 1964

Vice solitaire intensément pratiqué d’un côté et de l’autre rêveries de l’amour romantique.

Fort sentiment de solitude. Je me sens hors la vie, incapable de participer aux plaisirs ordinaires.

Goût de l’encyclopédisme.

En famille, difficultés à dire les choses. Ainsi je ne dévoile pas mon projet de partir à Paris et d’y rester, en lâchant mon poste d’instituteur.


LECTURES
Casanova

PEINTRES
Bernard Buffet Dali Renoir

FILMS
CLOUZOT (Le salaire de la peur) CARNÉ (Les Tricheurs)



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