APRÈS LA HAINE
L'arbre, épais de siècles, c'était
le pivot des terres, sombres sillons
remplis d'eau, herbages grillés, tertres buissonneux. La lumière
gris-jaune, qui vibrait au- dessus des flaques, soutenait de cyclopéennes
architectures de nuages blancs immobiles. Sous ces masses célestes, la rareté
des objets au sol était d'autant plus poignante: quelques arbrisseaux noirs çà
et là, et, à l'horizon, vers l'occident, le hameau qui semblait désert.
Adossé au tronc, tu laissais la
lenteur du jour te traverser. Tu te tenais au centre du monde, pris dans le
tournoiement de la lumière et la fascinante fixité du site. L'arbre.
Raciné dans l'opaque et tendu vers la clarté
énigmatique du ciel, de connivence avec l'atmosphère réverbérante et le
singulier écrasement des choses. Tu habitais le lieu comme une bête son
terrier, remplissant l'espace concave de ta présence, le faisant tien comme si
tu l'eusses façonné de tes mains. Et pourtant une part de toi, loin en dessous
de la peau, l'autre âme, contre les os, près des saccades du sang dans les
muqueuses secrètes, loin, loin, attendait l'irruption de l'inconnu. L'arbre
n'était que le pilier de ton attente diffuse, et le paysage figé, le rideau
d'une tragédie latente. Des menaces invisibles, sournoises, pesaient sur tout;
des engins monstrueux allaient envahir l'horizon, machines implacables sorties
de vagues glauques de l'Océan pour venir triturer les êtres de chair et d'os;
des guerriers aux visages peints surgir de derrière les monticules et les
mottes.
Tu scrutais la campagne. Chaque aile
prenant son essor, chaque bourdonnement d'insecte, attirait ton attention
anxieuse. L'arbre. Vertige. Marées de lumière.
De la poussière s'éleva à la sortie
du hameau. Quelqu'un courait en direction de l'arbre. Ce fut d'abord une
minuscule forme blanche sautillant sur la lande lointaine. Puis le petit corps
désarticulé par la course s'approcha, franchit les champs en enjambées
fébriles, bondissant de motte en motte, trébuchant, s'éclaboussant dans les
flaques. A une centaine de mètres de l'arbre, il se mit à faire de grands
signes désespérés de ses bras nus. Hors d'haleine, il s'affala sur le sol, à
tes pieds. C'était un garçonnet vêtu à l'orientale, les membres et le visage barbouillés
de crasse, de boue et de poussière où sillonnaient la sueur et les larmes. Tu
t'accroupis près de lui et caressas d'une main légère sa chevelure crépue. Le
gosse, étendu par terre, ne cessait de pleurer, frottant ses yeux de ses paumes
sales.
Tu avais pressenti sa venue.
Derrière le voile de lumière, un gouffre, d'imminentes calamités auxquelles
personne n'échappe, des déluges, des pluies de feu, des séismes, des cyclones,
des massacres. La destruction était inscrite en filigrane dans le paysage
immobile.
- Ils l'ont tué... Ils l'ont tué...,
gémissait l'enfant entre ses sanglots.
L'inéluctable était advenu.
Tu aidas maternellement le garçon à
se remettre debout. Il essayait de maîtriser ses pleurs.
- Quand l'ont-ils fait? Dis, quand
est-ce arrivé?
Quelques hoquets secouaient encore
le petit buste.
- Raconte-moi...
Nous nous sommes assis au pied de
l'arbre. Nos nuques étaient appuyées contre l'écorce rugueuse. Des nues plus
ardoisées montaient sur l'horizon, vers le sud-ouest, menaçant de leurs croupes
énormes les neigeux édifices qui stationnaient au milieu de l'azur.
- C'est ce matin. Je dormais encore. Chaque
jour, deux heures après l'aube, il venait me réveiller et m'emmenait à la
fontaine. Aujourd'hui, personne. On n'entendait pas une mouche voler dans le village. C'était drôle, ce silence.
D'habitude ils crient déjà à cette
heure, ils arpentent la grand’ rue, ils jouent ou bien se battent sur le
parvis. Aujourd'hui le village semblait mort. Je suis sorti de la maison.
J'avais peur. J'ai couru vers la place.
Ils se tenaient debout en cercle autour de quelque chose qui était
allongée par terre. Je me suis approché. C'était lui, les cheveux pleins de
sang, les habits en loques...
L'enfant se remit à sangloter,
enfonçant sa tête entre ses genoux. Il se redressa, se leva, essuya ses larmes.
- Je savais qu'ils le tueraient un
jour. Ils l'avaient dit tant de fois. Viens, viens vite!
Nous nous dirigeons vers le hameau,
coupant à travers champs. Je tiens l'enfant par la main. A proximité des
habitations, des arbustes effeuillés, noircis par le feu. Nous pénétrons dans
le village. Une large rue pavée le traverse de part en part. Les masures
éventrées, par leurs plaies béantes, exhibent leurs intérieurs délabrés,
chambres au papier peint lacéré, cuisines décarrelées. Sur des linteaux en bois
vermoulu, on peut lire des inscriptions latines ou gothiques, des millésimes en
chiffres romains. Certaines façades sont ornées de bucranes, d'autres de niches
abritant des madones en robe blanche à passements défraîchis. Des portes
cochères aux vantaux démantelés ouvrent sur des cours envahies de végétation
sauvage, gigantesques feuilles de rhubarbe poussiéreuses poussant parmi des
amoncellements de gravats, des poutres calcinées, des machines agricoles oxydées,
des véhicules anachroniques, des meubles, des ustensiles de ménage.
Les sombres nuages ballonnés ont
insensiblement fait dériver les blancs archipels et obscurci l'atmosphère. Nous
parvenons sur la place du village où le groupe de garçons dépenaillés semble ne
pas avoir bougé. Aucun ne tourne la tête à notre approche. Maintenant ils
s'écartent. Je m'agenouille près du vieillard gisant à leurs pieds. Son visage
creusé de rides est zébré de longues balafres noires; au front et à la tempe
gauche, il porte d'affreuses blessures. Des caillots de sang engluent ses
cheveux gris. Il a les yeux ouverts. Je baisse ses paupières sur son regard
fixe. L'enfant se précipite sur le grand corps inerte et l'étreint.
Les
garçons s'éloignent, bras ballants, et s'éparpillent sur la place. Les
uns vont s'asseoir sur les degrés de l'église, les autres, poings enfoncés dans
les poches, s'adosser contre les tilleuls. Un seul reste debout près du cadavre
sur lequel l'enfant continue de sangloter, émettant de faibles geignements de
chiot abandonné. Fixant le gosse éploré, il monologue sur ce fond de douces
plaintes:
- Nous ne savions pas. Maintenant
tout est mort. Le village, c'était lui. Mais nous ne le savions pas. Nous
voulions être libres, tout à fait
libres; libres de jouer et de nous battre toute la journée, libres de faire
pleurer l'enfant, libres de briser les vitres, d'incendier les charpentes,
libres de nous prélasser au soleil, de fumer et de boire dans le chœur de
l'église. Nous voulions être libres, libres. Mais le Vieux nous regardait,
taciturne, l'œil plein de tristesse. Sa bonté muette nous exaspérait, sa sale bonté de vieux. Lui et l’enfant, depuis
des mois, on les haïssait. Lui... l'enfant... l'enfant…Chaque matin, un peu
plus... chaque jour... Ca s'était accumulé dans nos corps comme du venin. Il
fallait tuer, lui d'abord, puis l'enfant, écraser cette bonté
et ce sourire, les
faire disparaître, les effacer de terre. Pouvoir tout saccager à notre
aise, tout piétiner, tout arracher, sans que le bonhomme en souffre et que le
marmot chiale. Tout piétiner, tout
arracher. Libres. Maintenant il est mort. Nous sommes vidés de notre haine. Le village est mort. Nous sommes morts. C'est fini.
Fini.
Ils l’avaient guetté. Ils s'étaient
traîtreusement rués sur lui. Ils l'avaient frappé comme des frénétiques, à
coups de briques, à coups de chaînes de bicyclette. Il avait tenté de se
protéger le visage de ses avant-bras, opposé à leur fureur de jeunes fauves en
folie le faible rempart de ses pauvres coudes de vieux. Il avait rentré la tête
entre ses épaules. Puis il avait chancelé, s'était écroulé, s'était traîné
pitoyablement sur le sol, comme une bête blessée à mort, se cramponnant aux
dalles du parvis...
Une hirondelle jaillit des abat-son
du clocher, plonge et vient raser la place, décrivant des courbes rapides.
Les garçons se tiennent tous immobiles,
hébétés, pétrifiés dans des poses empreintes à la fois de nonchalance et de
consternation. Le dieu de leur exécration s'est effondré. Les ruines du hameau
dressent sous les basses vapeurs du ciel l'œuvre dérisoire de leur colère.
Maintenant leur démence se dévoile à leurs regards. Un calme terrible les
cerne.
- Il faut l'enterrer, suggéras-tu.
Ils se levèrent, disparurent dans
les ruelles, puis revinrent, poussant une charrette grinçante, aux jantes
rouillées, portant des pelles et des pioches sur leurs épaules. On chargea le
corpulent cadavre sur le véhicule et l'on se mit en marche.
La charrette cahotait sur les pavés bossus de la grand’
rue. Quelques garçons la tenaient aux timons, les autres aux ridelles à
claire-voie. L'écho de nos pas et du roulement des roues cerclées de fer
remplissait les ruelles et les ruines creuses.
On sortit du village et, à travers champs, l'on se dirigea
vers l'arbre. Tu suivais à quelques pas en arrière, tenant l'enfant par la
main. La charrette avançait péniblement
dans les labours argileux. Les grandes roues boueuses s'enlisaient. Le corps
bringuebalait. Les adolescents contractaient
tous leurs muscles, poussaient des ahans, tiraient aux rais, les faces
cramoisies. Leurs bottes brunes pataugeaient dans la glaise gluante. La sueur
dégoulinait de leurs joues maculées. La traversée des champs fut interminable.
Plusieurs fois la charrette manqua de verser. Le vent s'était levé et faisait
fuir les nuages à toute vitesse. Parfois un bref rayon de soleil venait
effleurer le cortège embourbé.
Nous arrivions près de l'arbre. Les
garçons s'arrêtèrent à bout de force. Mais malgré cet état de grand épuisement,
ils se mirent sans délai à creuser une fosse. Leurs gestes lourds, leurs mèches
pendantes, la sueur perlant aux nez et aux mentons, le bruit mat de l'acier
s'enfonçant dans le sol gras, dépeçant sa sombre chair, et, au-dessus de nos
têtes, l'imperturbable translation des changeants rochers du ciel, tout contribuait à créer une ambiance d'extrême
accablement.
Quand la tombe fut prête, on déchargea
précautionneusement le corps et on le coucha dans la terre ouverte. L'enfant
restait immobile sous l'arbre, cloué sur place dans son étrange mutisme. On
crut un instant percevoir des sons de cloches au lointain, quelque glas en
sourdine, à peine audible dans le silence qui succéda au remuement des outils.
Puis un cri, un ululement barbare, une
stridence insupportable, répercutée par la calotte céleste, roulant sur les
éteules, venant se tordre au-dessus de nous et vriller nos cerveaux douloureux
de ses spires larges et glaciales. Le silence retomba comme une ample étoffe lumineuse.
Les gars reprirent leurs instruments et recouvrirent de mottes noirâtres le
corps du Vieux, d'abord la tête, puis le tronc et les membres. Quand la tombe
fut comblée, le ciel se trouva entièrement dégagé.
Tout le monde s'assit sous l'arbre.
Une brise légère berçait les branches et fluait sur les visages muets. Soyeuse,
rassérénante, elle chuchotait dans les ramilles. Tu te mis à parler, d'une
voix tantôt lente et nette, tantôt
véhémente, le regard tourné vers la silhouette du hameau, laissant parfois les mots de mort et de feu se perdre au fil
du vent velouté:
- Le Vieux, c'était un homme comme
vous et moi. Ce n'est pas lui que vous avez tué, mais une image. Vous croyiez
qu'il vous jugeait. Mais il ne faisait
qu'aimer le village. Il ne faisait qu'aimer. Oui, le village, c'était
lui. Il l'avait construit de ses mains, il y a longtemps, dans sa jeunesse. Les
premiers habitants, émigrés des steppes du Nord, hommes pleins d'aménité, le
respectaient comme un père. Puis vint le lustre maudit: la guerre, les
invasions, Huns, Vandales, Arabes, Philistins. La population fut décimée. Il ne
restait que lui, vieux tronc épargné par
les orages, vous, sauvageons nourris de désastres, et moi. Je vins habiter près
de l'arbre: là, loin du hameau en ruines, je compris le passé et entrevis
l'avenir. Il fallait que tout fût anéanti, que toute haine fleurît, que toute
violence se perpétrât. Il fallait que le Vieux mourût de meurtre, que plus rien
ne subsistât dans la plaine que décombres et cœurs vides. Il fallait le désert,
le désert, loin autour de nous, loin au-dedans de nous. Maintenant les
pierres sont des pierres, les visages,
des visages. Ce monde, c'est nous. Il a fallu tout ce sang pour nous
l'apprendre. Désormais il s'agit d'oublier et de vivre. Vivre, vivre comme
l'enfant. Oublier. Oublier ce cauchemar de haine et de mort. Un cauchemar, oui,
rien qu'un cauchemar, des images, des images. Toutes les images sont mortes. Le
désert. Vivre parmi les pierres sans nuit, sous le ciel sans âme. L'âme du
monde, c'est nous, nos corps débiles et mortels luttant contre les pierres et
le vent. Rien que ça, lutter, vivre, lutter, sans victoire, sans défaites aussi
autres que celle de la désertion de ce combat à perpétuité. Le désert. Une soif
immense va se mettre à nous brûler. Plus une goutte d'eau pour consoler nos
lèvres. La soif. Nous habiterons la
soif.
Il y eut encore de longs silences. Le soir, nous
regagnâmes doucement le hameau. Le soleil
disparaissait à l'horizon. La charrette projetait sa grande ombre sur la
plaine apaisée. L'enfant avait grimpé à son bord, et, tranquillement assis, se
tenant à l'une des ridelles, regardait s'éteindre le dernier rayon de soleil.
Lorsque nous sommes arrivés près des premières palissades, la nuit était
tombée. La pureté et la netteté du ciel scintillant étaient effrayantes.
L'enfant, recroquevillé, dormait dans la charrette.
Il nous fallut quelques années pour
reconstruire le village. Pierre à
pierre, laissant autour de notre incandescente patience se consumer les
jours semblables et les saisons, nous l'avons rebâti autour de l'arbre.
TRAVERSER LA NUIT
Depuis des
semaines, les jours, les nuits passaient si lentement, si pesamment, visqueux,
dégradants. Ce soir-là, pour une fois, je m’étais profondément endormie. Tout à
coup il fit éruption. Comme une hache fracassant la porte. Sa silhouette
imposante se penchait au-dessus de moi tandis que ses mains effleuraient mon
visage avec une douceur de jeune mère. J’en avais le souffle coupé et le cri de
panique que je voulais jeter restait coincé au fond de ma gorge contractée. Il
me fit signe de me lever et de le suivre dehors en pleine nuit. Je lui obéis
comme une somnambule.
Nous marchions
dans les rues presque désertes de la ville. Il me devançait de quelques pas et
je voyais le catogan fluorescent qui retenait ses longs cheveux osciller dans
l’obscurité. L’air frais m’a peu à peu fait émerger de ma léthargie. Recouvrant
mes esprits, je retrouvais aussi ma vieille âme ensanglantée. Ca faisait une
éternité que je pataugeais dans le fuligineux, livrée à la tyrannie de mes cogitations démentes.
Volets clos, ne me lavant plus, me nourrissant à peine. Je sombrais, je
sombrais. La descente, l’enlisement était inexorable. Boue. Bourbe. Une sorte
d’enfer spongieux. Et puis je tombais dans des sommeils de bête. Je végétais
entre limbes de somnolence et étendues sans fin de grisaille. Depuis des jours,
des nuits, loin de l’affairement humain, loin des soucis ordinaires et des
simples bonheurs, la lumière s’était éteinte en moi.
Je marchais maintenant
dans la ville nocturne derrière un homme qui avançait de plus en plus vite, mû
par une pulsion mystérieuse, inéluctable. J’avais du mal à le suivre, je
haletais, mes jambes flageolaient. Je sentais venir le moment où j’allais choir
sur l’asphalte. Il se retournait de temps à autre et ralentissait le pas. Au
fond d’une venelle sombre, nous sommes
entrés dans un bar, un antre plutôt sinistre. Penché sur le zinc, mon
accompagnateur a eu un bref entretien avec l’homme officiant derrière le
comptoir, un gnome au front proéminent, au crâne chauve. On nous mena dans
l’arrière-salle parcimonieusement éclairée.
Une adolescente
noire tête rasée agrippée à un flipper nous a rejoints. Elle me dévisagea d’un
regard aigu, me prit la main et m’entraîna dans une pièce attenante. La lumière
y semblait irradier du sol. L’adolescente me dit : « Déshabille-toi ! »
J’ai d’abord hésité, puis le regard de la fille s’intensifiant, lame
perforante, je cédais à son injonction. Nue, j’avais l’impression que la
lumière m’imprégnait de douceur. Le fille s’est débarrassée à son tour de ses
vêtements succincts. Elle dégageait une beauté d’icône primitive avec sa tête
lisse, luisante, et son mince anneau d’or perçant le mamelon gauche de sa
poitrine. Nous nous sommes mises à genoux. Longtemps nous enveloppa un silence
de crypte. Je buvais son regard comme un feu de fraîcheur. Nous nous frôlions
les seins et les joues du bout des doigts.
Tout à coup la
lumière a été coupée. J’entendis des grognements dans l’obscurité. Quand
l’éclairage est revenu, l’adolescente avait disparu et des jeunes hommes aux
mines patibulaires sanglés de cuir noir m’entouraient, cercle de faces
glaciales ou ricanantes. Certains, se déboutonnant, faisaient des gestes
obscènes. Mon accompagnateur s’est approché, me dit de me rhabiller et de le
suivre. Nous avons retraversé le bar où étaient attablés de rares consommateurs
muets à l’expression indifférente, chacun isolé dans sa bulle de solitude. La
fille au crâne rasé, perchée sur un tabouret, était accoudée au zinc et fumait
nonchalamment. Elle a esquissé un sourire à mon passage. J’emportais avec moi
l’image de son incandescente beauté et regagnais la rue à la suite de l’homme à
la queue-de-cheval. L’obscurité était devenue plus impénétrable. J’avais peur
de me perdre. Je fixais le point luminescent du catogan qui bougeait dans la
ténèbre.
Nous avons
longé les berges d’un canal. Des femmes dépoitraillées y offraient leurs
charmes à des automobilistes. Mon accompagnateur m’empoigna le bras et me
dit : « Vends ton corps ! » Sans rechigner, je me suis
approchée d’une voiture à la vitre baissée. Le conducteur bredouilla des mots
confus. Bien que n’ayant pas vraiment compris, j’acquiesçai. L’automobiliste
m’a fait montée à côté de lui et a démarré. On a roulé jusqu’à des quartiers
suburbains. On s’est arrêté dans une rue au louche éclairage au gaz. J’ai suivi
l’homme qui à pas décidés s’est dirigé vers l’arrière d’un bâtiment quelconque,
sorte d’entrepôt abandonné. On a pénétré dans un sous-sol où l’obscurité était
opaque. Je trébuchais, je touchais les murs pour me guider. Une porte s’est
ouverte et nous avons débouché sur un vaste local éclairé au néon, aux murs
tapissés de glaces. Tout un groupe d’hommes nous y attendait. J’ai reconnu
certains faciès brutaux du bar. On m’a
empoignée, on m’a couchée de force sur une table, on m’a dépouillée
violemment de mes vêtements. Certains ont bloqué et écartelé fermement mes
membres et d’autres se sont mis à me flageller avec des ceinturons, des
lanières, des verges, tout en m’injuriant à l’envi. La vigueur des coups et la
véhémence des insultes ne cessaient de croître. Des baffles hurlaient une
musique âpre, très syncopée, rythmant les sévices. Sont apparues des femmes
habillées de couleurs criardes, tatouées et fardées grotesquement, s’agitant en
danses frénétiques autour de la table et venant cracher sur moi comme des
démones. Transe rutilante de barbarie reflétée, multipliée par les glaces. Ne
supportant plus les douleurs cuisantes causées par les supplices, je me suis
évanouie.
Quand je suis
revenue à moi, j’étais à nouveau dans la voiture qui m’avait embarquée près du
canal. La fille noire au crâne rasé du bar était assise à côté de moi et avait
à mon égard des gestes de sollicitude de grande sœur consolante. Je sentais mon
corps meurtri et souillé : je savais que durant mon évanouissement j’avais
dû subir le pire. J’avais du mal à retenir une envie de vomir. On s’est arrêté
près d’un square. Envahie de nausée irrépressible, je me suis extraite de la
voiture, me suis approchée des buissons et j’ai rendu, j’ai essayé de rendre
toute cette saleté dont j’étais imbibée jusqu’au tréfonds. Quand je me suis
retournée, j’ai vu la voiture s’éloigner dans la nuit. J’étais debout sur le
trottoir complètement perdue, le corps et l’âme en lambeaux. Trop faible,
recrue de fatigue et submergée de honte, je me suis affalée par terre. Quelqu’un
s’est approché de moi. C’était l’homme an catogan.
Il posa sa main
sur mon épaule et m’enjoignit de me relever. On a de nouveau marché dans la
ville par des rues plus éclairées. On croisait parfois des noctambules qui
détournaient le regard ou des ilotiers à l’air soupçonneux. De rares voitures
nous éclaboussaient de leurs phares. On traversait des places où le ciel s’offrait plus amplement à la
vue : il s’était dégagé et les étoiles vibraient avec une netteté
fascinante. On avait le sentiment que la nuit soudain transfigurée voulait
délivrer un message immémorial. Je pensais aux yeux de feu et au sourire
énigmatique de la fille à la tête rase. Un secret semblait vouloir se révéler à
moi et je me suis mise à pleurer.
On est arrivé
près d’une église, un de ces édifices religieux modernes qu’on distingue mal
d’une halle de marché. On s’est glissé à l’intérieur par une porte latérale
inexplicablement ouverte en pleine nuit. Dans l’obscurité dense qui habitait le lieu, le silence semblait y
écouter le silence. Une lumière couleur sang éclairait l’autel surmonté par une
immense croix nue. On s’est avancé au milieu du chœur. Mon accompagnateur
m’ordonna : « Prosterne-toi et consens à ton
néant ! ». Je me suis mise à genoux. J’étais fétu dérisoire au milieu
d’un vide incommensurable. Alors l’instant d’un éclair qui a duré une éternité,
la croix s’est illuminée et j’ai vu se convulser la Face et j’ai entendu son
cri se perdre en échos infinis à travers des ténèbres sans fond. Le froid
glacial d’une épée m’a transpercé la chair. Je me suis écroulée sur le dallage,
sentant peser sur moi toute l’oppression de la nuit, toute la noirceur, toute
l’immondice du monde. Quand je me suis redressée face à l’autel, une douce lumière aimante m’a
inondée. Elle émanait à la fois de la croix et
du cœur le plus intime de mon être. L’homme au catogan s’est approché de
moi et m’a souri. La pensée qu’il m’aimait peut-être m’a traversé l’esprit pour
la première fois.
Nous avons
quitté l’église. Nous avons de nouveau arpenté les rues désolées à l’éclairage
livide. Nous semblions maintenant les seules créatures vivantes éveillées au
milieu de cette ville au mutisme terrible avec ses façades de pierre ou de
verre qui exsudaient la solitude et la peur. Mon compagnon ne me devançait plus. Il
restait à ma hauteur, me souriant de
temps à
autre. Nous nous sommes engagés dans un immeuble dont l’impressionnante
masse verticale cachait le ciel. Au dernier étage, d’interminables couloirs aux
murs surchargés de tags et d’autres hiéroglyphes, d’autres écritures chiffrées, nous ont menés à un appartement entièrement vide. Mon
compagnon m’a fait asseoir sur le sol. La pièce où nous nous trouvions n’était
éclairée que par la laiteuse luminosité de la nuit finissante. Par les fenêtres, on devait sans
doute voir la ville informe piquetée de taches
de clarté s’étendre dans l’obscurité jusqu’aux collines dominées par un
gigantesque pylône, doigt d’acier pointé vers les astres, qui ne cessait
d’émettre des signaux rouges ou verts à l’adresse de navigateurs célestes
égarés dans le fouillis du firmament.
L’homme a
apporté du pain et du vin. J’ai senti
tout à coup au creux de mon ventre la morsure de la faim. Il a rompu le pain et
nous avons mangé et nous avons partagé
une coupe de vin. La nourriture
et la boisson m’ont envahie d’une joie extatique. Je contemplais le visage de
mon compagnon qui exhalait peu à peu une
paix profondément rassérénante. Je croyais parfois voir se dessiner des stigmates
sur ses paumes. Il parlait. Il parlait de la Voie et de la suprême
enfance. Il parlait de la nudité et du
feu. On s’est étendu sur le sol,
l’un près de l’autre, et il m’enveloppa de tendresse et il m’aima. Et le corps
s’est dissout dans l’embrasement de l’âme. La clarté du jour naissant
remplissait graduellement l’appartement. A la fin je me suis endormie.
Quand je me
suis réveillée, le soleil jubilant dansait dans la pièce. La fille d’ébène au
crâne rasé, au galbe de princesse égyptienne,
se tenait près de moi, toute de blanc
vêtue. L’homme qui m’avait aimée à la fin de la nuit avait disparu. « Ne cherche pas celui qui t’a éveillée, dit la
fille en blanc, trouve à présent le feu en toi. Va et ne te retourne
pas. » La fille m’a accompagnée à l’ascenseur et sans me retourner j’ai
quitté l’immeuble qui touchait le ciel.
Maintenant je
marchais en plein jour dans la ville que je ne reconnaissais plus. C’était la même ville, celle de mes vies sordides, de
mes amours ratés, de ma galère, et c’était une autre ville, une ville devenue
étrangère. Je ne retrouvais plus les
lieux les plus familiers. Je marchais au hasard parmi des gens aux visages
fermés, soucieux, des passants pressés, abrutis par les routines quotidiennes,
minés par le vide et l’ennui. Mais je respirais dans l’air quelque chose comme
des prémices printanières, une fluide fraîcheur de violettes, une légèreté de
danse, un frémissement qui chuchotait glorieusement, immensément :
résurrection ! Clameur infiniment discrète que la foule emmurée de
détresse inconsciente ne percevait pas.
Bientôt je
dérivais au bord de la ville à travers des terrains vagues où se réfugiaient
des enfants sans toit ni loi, des clochards contemplatifs et des
gens venus d’ailleurs fuyant la misère pour sans cesse la retrouver
désespérément intacte à chaque station
de leur errance. L’un de ces marginaux, était, on ne pouvait en douter, loqueteux, silencieux,
l’homme au catogan . Accroupie près de lui, portant un jean et un blouson
élimés, la jeune black au crâne rasé. A part la flamme étrange de leurs regards
et l’aura enfantine de leurs visages, rien ne les distinguait des autres SDF.
Ils ne semblaient pas me reconnaître. Avais-je rêvé la nuit dernière ? Avais-je halluciné
les épreuves douloureuses et les extases libératrices ? Je me le
demandais. Cependant une chose était sûre : la lumière était revenue en
moi et, mêlée aux autres êtres de rien, j’ai vécu désormais au-delà de la mort.
Un jour peut-être il posera de nouveau sur moi son regard d’insondable bonté.
ECCE HOMO
Cette année-là le printemps fut de nouveau une fête.
Fini la guerre, disaient les grands. Plus d’avions dans le ciel, plus de
canonnades, plus d’oppression. On réparait les maisons éventrées. Et nous, les
enfants, on retournait à l’école après des mois terrés dans les abris
souterrains. Le hameau renaissait dans la lumière et l’allégresse tricolore. On
s’aventurait de nouveau dans les environs. On découvrait des villages
complètement détruits.
Un bus a emmené notre classe dans la ville voisine et
on a visité un couvent en partie effondré. Dans une chapelle préservée par les
bombes, on est passé devant un Retable imposant. Et c’est là que j’ai vu
l’Homme crucifié. Ce fut pour moi enfant jamais sorti de ma campagne comme une
commotion. Le Crucifié pendait à une croix comme une bête écorchée, la face
grimaçante, les membres tétanisés, la chair couverte de plaies purulentes, le
crâne couronné d’épines. Rien à faire avec les mièvres images de notre église
paroissiale. Tous les cauchemars de la guerre m’ont tout à coup assailli de
nouveau. L’Homme de douleur, c’était le condensé des malheurs qui avaient
abattu leur pogne de fer sur le pays depuis des saisons. J’ai eu l’obscure
révélation à la fois de l’abîme de souffrance et de la folie meurtrière.
J’étais comme fasciné par cette vision effroyable. La maîtresse, pressée par le
temps, vint m’arracher à ma sidération et nous avons contourné le Retable.
Alors, entraîné vers la sortie, j’ai entrevu de l’autre côté de l’œuvre monumentale
l’image de l’Homme prenant son envol dansant de ressuscité dans la lumière
au-dessus des soldats écroulés. Vision-éclair qui n’a cessé de m’obséder après
coup comme celle de l’Homme de douleur. Où s’envolait-il, l’Homme auréolé, dans
la lumière ? Question qui surgissait en moi pour toujours alors que nous
retrouvions l’éclat vibrant du jour.
Je suis resté hanté à vie par cette double vision
précoce et son déconcertant mystère. Jamais aucune autre image n’a pu effacer
l’empreinte de cette brûlure première.
L’ÉTOILE DES ENFANTS
Conte de Noël
On est le
soir du 24 décembre. Grisaille, ennui ordinaires de la
Cité en bordure de la ville. Djine, le front appuyé contre la
vitre, rêvasse en regardant au loin le jour s’éteindre derrière les montagnes.
Gros nuages charbonneux, boursouflures sombres envahissant le ciel. Djine
rêve . Djine entend une voix. Ca lui arrive d’entendre une voix dans sa tête, une voix douce et
impérieuse, un murmure dans le silence de la chambre. « Va sur la Grand-Place où se
tient le marché de Noël ». Djine obéit à l’injonction comme malgré elle.
Elle sort en dépit de la nuit tombante. Ce n’est pas dans ses habitudes :
elle appréhende les rues peu rassurantes que gagne l’obscurité. Le quartier est
presque désert, l’éclairage public rare. Quelques gamins sont agglutinés près
des portes d’entrée des HLM.
Djine se
dirige vers le centre-ville avec l’allure d’une somnambule.
-Tu vas où ? dit un des
garçons.
-Au marché de Noël.
-On vient avec toi.
Deux gars,
Pedro et Jimmy, suivent Djine et l’accompagnent dans sa déambulation à travers
la ville qui commence à se vider de la foule grouillante. On est la veille de
Noël et les gens se hâtent de rentrer chez eux pour réveillonner en famille
près du sapin. Le trio passe dans un supermarché où les derniers clients se
pressent aux caisses, les caddies débordants de victuailles et de cadeaux. De
sirupeuses musiques de circonstance, DOUCE NUIT SAINTE NUIT, dégoulinent de
l’espace. Pedro et Jimmy lorgnent des friandises sur un rayon. Mais le regard de
Djine les dissuade de s’en emparer pour les camoufler sous leurs anoraks. A la
sortie, un Santa Claus les prend en photo. Quand les gosses s’éloignent, il
soulève d’un geste bref sa barbe et Jimmy reconnaît un des jeunes chômeurs de
son quartier. Il le salue d’un signe de la main.
Par les rues
du Centre surchargées de décorations lumineuses en forme d’étoiles, de sapins,
de cristaux de neige, Djine et ses deux compagnons arrivent au marché de Noël
qui se tient chaque décembre sur la Grand-Place au pied de la cathédrale. L’affluence
diminue déjà autour des échoppes en bois d’où s’échappent des senteurs de
cannelle, de pain d’épices et des effluves de vin chaud se mêlant aux odeurs de
résine des rameaux de sapin. Des parents contemplent les visages extasiés de
leurs bambins juchés sur des chevaux d’un manège à l’ancienne. Un sapin
gigantesque domine le marché de sa masse imposante. A sa cime rayonne une
étoile.
« Regarde
bien l’étoile », murmure la voix. Djine s’efforce de fixer attentivement
l’étoile et la désigne du doigt à ses compagnons distraits, grisés par
l’étalage pléthorique de pacotille et de merveille. L’étoile maintenant emplit
leurs yeux de sa clarté dorée. Ils ne voient plus qu’elle dans la nuit. Une
neige fine commence à tomber. Et soudain toutes les lumières de la ville
s’éteignent. Noir total. Seule brille encore l’étoile du sapin colossal.
L’étoile étincelle de plus en plus intensément et puis, chose étonnante, elle
se met à bouger, à s’élever, lumière
tantôt dorée tantôt bleutée. Battant comme un cœur, elle vient se placer
au-dessus des têtes de Djine, de Pedro et de Jimmy tandis qu’un silence étrange
recouvre peu à peu le brouhaha de la ville.
La voix
toujours aussi douce et impérieuse dit à Djine : « Suivez
l’étoile. » Et l’étoile se déplace. Et les enfants la suivent dans
l’obscurité complète qui à présent noie la ville. Les gens, eux, perdus dans le
noir, cherchent qui un briquet, qui une bougie à allumer pour s’éclairer.
Personne ne voit l’étoile et les enfants qui la suivent têtes levées, regards
émerveillés. Ne voient l’étoile que ceux qui y croient et ils sont rares
aujourd’hui, les vrais pèlerins de la nuit de Noël. La foule titube dans le
noir dès que s’éteignent les lumières artificielles de ses fêtes factices.
Djine est de
plus en plus imbibée de lumière, presque translucide. De temps en temps elle
tend ses mains, flammes-fleurs, vers l’étoile pulsante, nimbée de flocons de
neige, qui maintenant se dirige vers le porche de la Cathédrale, grand
ouvert. Par la bouche d’ombre du lieu de culte l’étoile pénètre dans la
ténèbre opaque sous la voûte
monumentale. Les enfants la suivent à l’intérieur de l’édifice, étreints par toute cette nuit
épaisse, inquiétante. L’étoile s’arrête au-dessus d’une étable installée dans
le chœur et l’enveloppe de sa lumière mystérieuse. Au fond de l’étable, les
enfants distinguent un âne et un bœuf. A part ces animaux, pas d’autres
personnages.
-C’est quoi ? demande Jimmy,
intrigué.
-C’est là que Jésus va naître cette
nuit, dit Djine.
-C’est qui, Jésus ?
-L’enfant-lumière. Seuls les enfants
le voient et ceux qui gardent un cœur d’enfant, répond Djine, répétant ce que
lui souffle la voix intérieure.
Jimmy n’y
comprend rien. Mais il n’a pas le temps de poser une autre question car déjà
l’étoile reprend sa route vers la sortie de la Cathédrale. Parvenus
sur le parvis, les enfants sont assaillis par la neige qui tombe de plus en
plus drue. Une sorte de vertige empoigne la ville, enfants qui pleurent, gens
désemparés qui se cherchent dans l’obscurité, circulation chaotique. Des
voitures de police essayent de se frayer un passage à travers la foule
fantomatique.
L’étoile se
meut lentement le long des rues nocturnes, précédant les trois enfants qui
marchent au milieu de la chaussée sans que personne ne les remarque. Ils
arrivent vers les quartiers périphériques à présent complètement sombres et
déserts. Ils traversent des zones de plus en plus désolées. Soudain au bord
d’un terrain vague, l’étoile s’immobilise au-dessus d’une vieille caravane
abandonnée parmi des entassements de pneus, de fûts rouillés, de carcasses de
voitures.
L’étoile
prend maintenant un éclat spectaculaire. Un homme sort de la caravane, un Noir
emmitouflé dans une djellaba
- Qu’est- ce que c’est ? dit-il
en montrant l’étoile.
- C’est l’étoile de Noël, l’étoile
de l’enfant-lumière, répond Djine (ou la voix qui parle par sa bouche).
- Entrez, dit l’homme. Je m’appelle
Jeff.
- Elle, c’est Djine, lui Pedro et
moi Jimmy, dit Jimmy.
Ils pénètrent dans la caravane.
-Voici Myriam, dit Jeff en désignant
une jeune femme noire couchée qui tient un bébé dans ses bras ; lui, c’est
Jess, poursuit l’homme, il vient de naître. Nous sommes des sans-papiers.
Dehors toute
la ville, des quartiers
chics des collines
aux banlieues tentaculaires, est restée plongée dans la nuit. Mais les
enfants de toute la contrée, ceux qui
ont encore des regards d’enfants, ont vu l’étoile illuminer de plus en plus le
ciel au-dessus de la caravane. De partout, ils affluent vers le terrain vague
et l’abri précaire de Jeff et de Myriam qu’ils décorent de branches de sapin,
de gui et de houx. D’innombrables
bougies sont allumées aux alentours sur les épaves d’autos et les fûts
rouillés.
Et voici
qu’aux approches de minuit, des voitures de police cernent le terrain vague. On
en voit descendre des anges qui s’approchent de la caravane, en font sortir les
occupants et les emmènent. Les véhicules à gyrophares regagnent la ville à
toute petite vitesse suivis par la procession des enfants. Ils traversent la
ville qui s’illumine à nouveau au fur et à mesure que le convoi avance. Les
cloches se mettent à sonner à toute volée. Tout le monde entre dans la
cathédrale, solennelle de musique, de cierges et d’encens. Jeff, Myriam portant
l’enfant nouveau-né, Djine, Pedro et Jimmy, avancent dans l’allée centrale.
L’enfançon de chaude glaise tendre est déposé dans la mangeoire de
l’étable tandis que ses parents et les trois jeunes suiveurs de l’étoile
s’agenouillent autour de lui. C’est grande fête d’enfance à travers toute la ville.
Et là-haut dans le ciel vibrant au-dessus des clochers et des toits couverts de
neige resplendit l’étoile de Noël, visible par tous les enfants du monde.
NATIVITÉ
Ils ne savent
pas où aller. Ils errent dans les rues surchargées de décorations lumineuses.
Partout foule dans les magasins. Boustifaille. Boustifaille. Montagnes de
marchandises, jouets, jeux électroniques, matériel informatique…Dégoûtante
profusion. Ils marchent au hasard. Elle est jeune, pensive ; lui, soucieux. Où
aller ? Pas d’argent. Pas de papiers. Personne ne les voit. Les passants,
encombrés de paquets, se bousculent sur les trottoirs. Boustifaille. Musique
sirupeuse déversée sur les têtes saturées. Douce nuit, sainte nuit…On se hâte
de rentrer chez soi. Déjà s’obscurcit le jour. Le réveillon de Noël va
commencer…
Maintenant les
rues sont vides. Maintenant, à bout de forces, ils se réfugient dans un squat
au bord de la ville. D’autres sans-abris y sont déjà installés. Maintenant elle
dit : « Je sens que le bébé vient. » Et dans la pénombre froide du squat, elle
accouche avec l’aide de son compagnon, sous les regards éberlués des SDF.
Dehors les rues
nocturnes sont terriblement vides. Il se met à neiger. Dans les appartements
surchauffés, les cadeaux s’accumulent près des sapins étincelants de guirlandes
et de boules. Les gens attablés s’empiffrent, puis ils vont à la messe de
minuit, repus, bien nippés, les âmes euphoriques, bienveillantes, fades. Ils
s’embrassent. C’est Noël.
Un enfant est
né dans un taudis glacial, ignoré du monde, un enfant sans-abri, sans-papiers,
sans étoile.
LA HUTTE DE L'ONCLE
SEPP
Tout le monde dans
le patelin l'appelait l'oncle Sepp. Il faut dire qu'il faisait partie du
paysage depuis des éternités. Tantôt il traînait péniblement son antédiluvienne
machine à scier le bois à travers les rues du village, scieur, c'était son état
parmi nous tantôt, émergeant d'un
bistrot enfumé, risquant à chaque pas de s'étaler par terre, il titubait
dangereusement sur la chaussée, slalomant entre les voitures qui klaxonnaient à
qui mieux mieux. Il habitait une cabane faite de rondins, de planches et de
tôles à la lisière de la forêt s'étendant au nord de l'agglomération.
Tout se passait
dans le meilleur des mondes possibles jusqu'au jour fatidique où la
municipalité de Kukuxville (c'est le nom de notre bled ) projeta l'installation
d'une zone industrielle qui par malheur comprenait dans son périmètre
l'emplacement de la baraque de l'oncle Sepp. Elle avait résisté, la légendaire
baraque, aux coups de vent des mauvaises saisons qui tordaient les arbres de la
plaine et arrachaient furieusement les tuiles des toitures; elle avait résisté
aux séismes, aux pluies, au feu qui plusieurs fois risqua de la dévorer, et
même aux guerres dévastant souvent le pays...Pouvait-elle tenir tête à
l'irrésistible expansion du monde industriel et à la froide volonté de ses
séides, les Technocrates ?
Les Autorités
demandèrent au Sepp de déménager, lui proposant même un petit logement propret
au rez-de-chaussée d'une HLM. Sepp fit la sourde oreille à toutes les
injonctions et toutes les propositions. Il y eut même des pugilats épiques,
dignes des sagas, avec des travailleurs sociaux venus le harceler dans sa
thébaïde. La tension croissait entre les Autorités et le vieux bougre et un
beau matin (pas si beau que ça: le ciel bas écrasait la plaine) les bulldozers
apparurent qui allaient niveler impitoyablement le terrain, y compris la hutte
où se terrait le vieux solitaire tentant d'oublier son infortune à force de
bouteilles de rouge.
Quelle ne fut pas
la surprise des ouvriers juchés sur les monstres mécaniques lorsqu'ils découvrirent
assis en rangs serrés autour de la cahute de Sepp des dizaines de nos
concitoyens! En effet, nous, les amis du vieil original, nous avions décidé de
lui venir en aide et d'organiser un sit-in le jour prescrit pour empêcher la
démolition de sa misérable habitation. Réduits à l'impuissance par les grappes
humaines, impavides et déterminées, les bulldozers restèrent en bordure du
lopin de terre occupé par Sepp.
Les Autorités
n'eurent plus d'autre ressource au fil des heures que de faire appel aux forces
de l'ordre. On a vu bientôt s'approcher des véhicules de la police et des
paniers à salade. Les flics nous ont encerclés et, après plusieurs sommations,
constatant notre superbe indifférence à leurs vociférations, nous ont
transportés un à un comme des sacs de patates vers les paniers à salade. Le
Sepp, au comble de l'excitation, ne cessait de les agonir de tout le stock de
grossièretés qu'il avait emmagasiné dans sa caboche durant sa longue et
florissante carrière de loustic attitré du village. Son chien, singeant le
maître, aboyait lui aussi comme un enragé.
Mais l'opération
prenait un tour inattendu : au fur et à mesure que le terrain était dégagé par
la maréchaussée, d'autres personnes venaient nous remplacer si bien que le
sacré manège ne semblait jamais prendre fin. La nouvelle s'était répandue comme
une traînée de poudre dans la région et de toutes les communes environnantes
affluaient des sympathisants, écolos, anarchistes, gauchistes, cathos engagés,
humanistes de tout poil, qui venaient renouveler à longueur de journée
l'occupation du lieu. La gent animale même manifestait son intérêt : des
oiseaux se mettaient à tournoyer au-dessus de nos têtes et venaient se poser en
masse sur le toit de la hutte, mêlant leurs criailleries confuses aux chapelets
d'imprécations de Sepp.
L'affaire du
sauvetage de la cabane du Robinson de Kukuxville grossissait d'heure en heure.
Voilà qu'elle durait déjà depuis des jours, filmée par la télé locale, puis
nationale. L'oncle Sepp était en passe de devenir une vedette du petit écran
avec sa gueule de vieux héros de western, son chapeau de baroudeur et sa veste
de treillis d'ancien de l'Indochine. Tout le monde se passionnait pour ce
nouveau combat entre David et Goliath, entre le vieil homme entouré de ses
partisans et la Technocratie toute-puissante. Nous recevions bientôt des
encouragements du monde entier, du fin fond de l'Amazonie aux bidonvilles
d'Afrique du Sud ou de l'Inde.
Les Autorités
étaient dépassés par les événements et ne savaient plus comment se dépêtrer de
cette situation tout à fait inhabituelle. Allaient-elles reculer et permettre à
la fin à Sepp de rester l'habitant du lieu? Reculer, on le sait, est un mot qui n'appartient pas au vocabulaire
des technocrates et des gestionnaires ; d'une façon ou d'une autre ils feront
toujours passer leurs visées. Un matin, alors que l'occupation du
site autour de la
hutte de l'ami Sepp se poursuivait toujours avec la même détermination, on a vu
venir un Délégué officiel, une lettre à la main et l'air particulièrement
décontracté (ce qui contrastait avec les mines constipées ou farouches des
Autorités et des forces de l'ordre jusqu'alors). Il nous a lu une missive qui,
ô surprise ! annonçait l'abandon du projet de zone industrielle. On a applaudi
à tout rompre, on s'est embrassé, le Sepp a dansé comme un ours chargé d'ans
autour de sa cabane bien-aimée, ne s'arrêtant que pour étreindre son chien qui
bondissait de joie à son instar. David était-il vraiment victorieux? Le premier
moment d'enthousiasme passé, on a commencé à se poser des questions: et si ce
n'était qu'une manœuvre de diversion de la part
du camp adverse? Bien que sceptiques sur la suite de l'affaire, nous
avons décidé de mettre fin au sit-in. Non sans regret. Car c'était devenu un
lieu de fête et de parole ininterrompues où les effluves des merguez rôties
s'enlaçaient aux
cadences des refrains gaillards, où les banderoles, les pancartes, les slogans
rivalisaient d'inventivité et d'humour.
Ce n'est que
quelques semaines plus tard que nous avons appris les dessous de l'histoire.
Transportée par les satellites jusqu'aux écrans du Nouveau Monde, l'histoire de
la hutte de l'oncle Sepp avait traversé l'Atlantique et attiré l'attention d'un
milliardaire américain. Il avait proposé de racheter à haut prix le terrain de
la future zone industrielle pour y installer un parc de loisirs sous la forme d'une
espèce de réserve d'Indiens (une idée originale, pensait-il, et non encore
exploitée) dont la cabane de l'oncle Sepp constituerait une des attractions.
C'était donc ça: l'oncle Sam volait au secours de l'oncle Sepp. Le Conseil
municipal de Kukuxville, passée la stupéfaction face à cette proposition inouïe
et s'étant soigneusement enquis de son sérieux, accepta à l'unanimité le projet
alléchant et les travaux de réalisation allaient commencer incessamment.
Nous avions eu
raison d'être sceptiques. Notre victoire ne fut qu'un semblant de victoire. Goliath s'est relevé avec un
nouveau visage. Apparemment plus amène, mais sans doute aussi inhumain, aussi
cauchemardesque que les monstres froids de la technocratie. Demain, oui, demain il faudra reprendre la guerre. Sans
fin.
LES FOLLES DE KUKUXVILLE
1
Elsa Culoche je m'appelle. Elsa la dingue,
comme on me surnomme dans le patelin. Il est vrai que je ne les ménage pas, les
Kukuxvillois. Ils se demandent toujours
nouvelle extravagance je vais inventer. Mais ce jour-là, j'ai, selon
leurs dires, dépassé toutes les bornes de la bienséance.
Voilà les faits. Un matin, c'est un matin
d'été dégoulinant de lumière et poisseux de chaleur. Je sors faire quelques
courses dans la grand'rue et me dégourdir les guiboles sur la place de l'Hôtel
de Ville. Je suis plutôt court vêtue, ne portant en tout et pour tout qu'un
corsage bleu très décolleté et passablement transparent et un short en jean
très savamment ajouré, lacéré, frangé, si bien que ma croupe de bonne pouliche
montre abondamment sa peau, un kouglof appétissant dans un emballage mal ficelé
et troué. Une perruque bleue surmonte ma caboche comme un artichaut qui aurait
trempé dans une encre pâle. De grosses lunettes de soleil rondes, bleues elles aussi, dissimulent mes mirettes.
Des bracelets turquoise chatoient à mes poignets et des godasses aux semelles
exagérément hautes couleur azur profond rehaussent un peu ma petite taille car
je suis plutôt courte sur pattes et bien dodue, un bout de femme bien en chair.
Et de la chair, j'en offre généreusement aux regards des passants et des
automobilistes klaxonnant à qui mieux mieux tandis que j'arpente d'un pas
vaillant le trottoir, un cabas assorti pendu à mon bras.
2
J'entre chez le boulanger-pâtissier pour
acheter mon pain. Planté derrière son comptoir, il me lorgne de ses prunelles
concupiscentes tout en me débitant des baratins obséquieux. Dans son ciboulot,
il doit pétrir la pâte molle de mon corps, palper de ses paluches les miches de
mes fesses, arrondir ses doigts autour des meringues laiteuses de mes seins, oh!
l'enfariné! Il faut dire qu'il ne
s'éclate pas beaucoup avec sa boulangère, planche à repasser revêche, qui le
surveille d'un oeil terrible agrippée à sa caisse.
Je
sors vite fait de là pour respirer un air salubre. J'arrive sur la place de
l'Hôtel de Ville. Des gens sont attablés à la terrasse du bistrot. Des ouvriers
communaux s'affairent autour d'un massif de fleurs. Je m'apprête à m'asseoir à
une table de la terrasse à l'ombre d'un parasol quand j'entends siffler dans
mon dos et des voix moqueuses s'élever :"Y en a qui se croient à
Saint-Trop ici!" Je me retourne.
"Hé! Elsa! On fait du strip-tease?"Ce sont les braves agents
municipaux qui rivalisent d'esprit le plus lourdingue à mon égard. Les voici
psalmodiant en choeur: "Culoche, ton cul est moche! Culoche, ton cul est
moche!"
Cette pétarade de plaisanteries méchamment
imbéciles et de basse vulgarité me touche en plein ventre. Je sens la colère
surgir en moi, cette sorte de colère irrépressible qui vous incendie soudain
tout l'être et vous fait perdre le contrôle. Et voilà que je fonce droit sur la
bande braillante et ricanante.
3
- Ah! vous voulez voir mon cul, Eh bien!
le voilà!
Aussitôt dit, aussitôt fait. J'ôte
prestement mon corsage et mon short. Je les fourre dans mon cabas. Suit la
petite culotte bleu pastel que je brandis triomphalement au nez des loustics
éberlués. Je braque vers eux mon torse agressif, je projette vers leurs
prunelles fascinées les torpilles de mes nichons. Je fais volte-face et leur
expose mon derrière en m'administrant des claques sonores sur le tam-tam des
fesses. La gêne gagne leurs trognes de ploucs. Ils ont à présent l'air plutôt
stupides, ils sont presque comiques avec
leurs faces d'ahuris, leurs tabliers de jardiniers, leurs binettes et leurs
arrosoirs à la main.
La scène inattendue attire les
consommateurs installés à la terrasse du bistrot et d'autres badauds. On
s'attroupe autour de nous. Voyeurs qui se rincent l'oeil, bonnes femmes
offusquées, ados gesticulants et hilares. Les mères cherchent à éloigner leur
progéniture de ce spectacle scandaleux. Mais les mômes leur échappent et
viennent s'accroupir au premier rang pour assouvir toute leur curiosité, les
yeux exorbités. Je fends la houle des visages médusés et me dirige, toujours
dans le plus simple appareil, vers la fontaine qui se trouve au milieu de la
place. Je pose mon cabas, enjambe la margelle de la vasque, entre dans l'eau
dont je m'asperge, en profitant pour éclabousser les spectateurs. Des enfants
m'imitent et cela tourne aux jeux les plus débridés.
4
Nos espiègleries sont bientôt interrompues
par une voix autoritaire. Monsieur le Bourgmestre en personne est sorti de son
bureau, averti des événements insolites qui se déroulaient sous sa fenêtre. Le
voilà qui tente de me ramener à la raison. En réponse, il reçoit à son tour une
bonne giclée d'eau fraîche en plein visage. J'en ai trop fait. J'ai outragé
l'Autorité. Le Bourgmestre ordonne à ses agents de s'emparer de moi. Il
s'ensuit une course-poursuite à travers la place, une cavalcade digne des films
de Charlot. Tantôt nous bousculons les chaises et les tables du bistrot, tantôt
nous piétinons les massifs de fleurs à la gloire des blasons de la commune...
La chasse à la fofolle impudique se termine à mon désavantage. Deux gros-bras à
la poigne de fer m'immobilisent comme une malpropre et me conduisent devant
l'homme au complet veston, dûment cravaté, qui règne sur la bourgade. Masque
sinistre, qui feint l'impassibilité, mais derrière la face glabre on sent
bouillir l'envie de se venger, de gifler cette dingue sans vergogne, cette
irrespectueuse, cette fouteuse de merde. L'homme cravaté ordonne de me couvrir.
Quelqu'un ramène une grande serviette de bain dans laquelle on m'enveloppe
comme une momie. Assez vu ces formes pulpeuses...
- Je vais vous faire arrêter et inculper
pour outrage aux bonnes moeurs et outrage à magistrat, profère l'Autorité.
Et c'est à ce moment précis, alors que
boudinée comme un sac de pomme de terre je suis aux mains des infâmes sbires de
la Municipalité,
c'est à cet instant de mon
martyre que se produit la chose la plus surprenante de cette
mémorable journée. Une femme que nous ne connaissions ni d'Eve ni d'Adam, une
certaine Madame Holzbein, s'approche de nous et toise le représentant de
l'Autorité.
- Laissez-la en paix et lâchez-la.
- Je vous en prie, Madame, ne vous mêlez
pas de cela.
- Si, je m'en mêle . Les vrais fauteurs de
trouble, ce sont vos propres gens et non Mademoiselle Elsa. Lâchez-la ou moi
aussi je vous montre mes fesses.
- Je vous le répète, ne vous mêlez pas de
cette affaire et éloignez-vous.
Madame Holzbein, loin de s'éloigner,
constatant l'obstination du Bourgmestre, se met calmement à dénuder sa
poitrine. L'Autorité cravatée sort son portable de sa poche et s'apprête à
appeler la maréchaussée. Une autre femme imite Madame Holzbein, puis une autre,
puis encore une autre. Bientôt toute une troupe de femmes aux bustes dévêtus
nous encercle pendant que d'autres, mégères au verbe haineux, vocifèrent des
"salopes! salopes!" Le Bourgmestre ne sait plus à quel saint
(s.a.i.n.t.) se vouer . Toute cette forêt d'amazones aux poitrines guerrières,
tous ces braillements injurieux de commères adipeuses ! il y a de quoi
perdre son sang-froid…
La perplexité commence à se lire sur ses
traits. Que va-t-il faire? Il commence à composer le numéro quand quelqu'un à
la voix aiguë le hèle et s'approche de lui. C'est sa femme, Madame la Bourgmestre en
personne, alertée par tout ce grabuge. Elle se plante devant lui et le dévisage
fixement. Une joute s'engage entre eux.
A chaque chiffre qu'il enfonce, Madame ôte
un de ses vêtements. Bientôt le doigt se fige au-dessus du cadran. L'homme au
complet veston en face de sa femme aux tétons dénudés renonce à aller au bout
de sa résolution.
- Lâchez-la, dit-il aux brutes qui me
retiennent.
Applaudissements des amazones, huées des
mégères. On me porte en triomphe dans une joyeuse bacchanale. On se rassemble
autour de la fontaine, on danse au soleil rigolard et on s'asperge comme des
folles pendant que les lugubres machos de la Municipalité
s'éloignent tout penauds et s'engouffrent dans l'obscurité des voûtes gothiques
de l'Hôtel de Ville.
LETTRE AU PÈRE
Je sais, je sens depuis toujours, disons
depuis que j'ai
émergé de la nuit des temps et rencontré
ton ombre, je sens,
je sais que Tu es mon père. Cette
certitude folle traverse ma
vie comme une lumière intense, un rayon
d'absolu qui la
brûle en son lieu le plus secret, faisant
de mes jours cette
hagarde quête de ton visage me taraudant
depuis l'aube
de ma conscience.
Ils disent tous, mes proches, mes amis,
que je délire, que
FRANZ K est mort sans enfant bien avant ma
naissance. Ils
tentent en vain de me raisonner: non
seulement je suis sûre
que Tu es mon père, mais chaque nuit je te
rencontre;
chaque nuit, dans le silence de ma
chambre, tu t'approches
de mon lit, tu me souris de ton sourire
empreint de douce
tristesse, tu me regardes de tes immenses
yeux hallucinés
de solitude, tu me touches le visage avec
tes mains moites
de grand malade, et moi, redressée sur ma
couche, pétrifiée,
je voudrais hurler à la fois d'épouvante
et de joie, mais le cri
s'étrangle dans ma gorge et les bras
désireux de T'étreindre,
une indicible paralysie les fige sur les
draps. Et voilà que tu
t'éloignes à nouveau, te noyant dans la
pénombre. Et le jour
revenu, sans répit je continue le pourchas
insensé de ton
être. Je scrute la moindre de tes photos
qui tapissent les
murs de ma chambre; je lis et relis tes
écrits, je les déclame
sur les chemins déserts; je hante les lieux où tu as vécu,
j'arpente les rues et les ponts de la
Ville que tu as aimée et
haïe, avec l'espoir de te voir apparaître
en chair et en os,
revêtu d'un stricte costume sombre, au
détour d'une ruelle
ou dans les allées d'un parc près du
Fleuve.
Je te cherche partout jour et nuit. Tu es
la soif infinie qui
m'habite, le feu qui consume ma vie. Je
n'aime que ton Ombre
fascinante qui toujours m'échappe.
Monstrueuse hantise qui
a éloigné de moi toute autre affection.
Franz K., mon père, pour toi seul je veux
vivre et mourir, je
te le déclare par cette lettre que j'irai
déposer sur le lieu de
ton dernier sommeil. J'errerai sous un
ciel noir d'orage dans
le dédale du cimetière aux pierres
tombales envahies de
lierre et, ayant non sans mal découvert ta
tombe aux gravillons
blancs, je m'agenouillerai nue, attendant
qu'un éclair
me transperce et que je te retrouve, te
trouve enfin, ombre
lumineuse, au delà du vertige de la nuit.
Ta fille
de détresse,
ta
fille d'éternité,
PETRA K.
LA CLAMEUR DE HUSE
Non, non et non! Je vais me lever.
Aujourd'hui, je me lève. Moi,
Djine, la minable, la fille de métèques,
père venu d'Afrique et mère
d'origine polonaise, je me lève. Je sors.
Ils sont là, tous, à glander,
les gars et les nanas au bas du
gigantesque clapier où s'entassent
les paumés venus des pays du Sud ou de
l'Est. Ils sont là, à atten
dre. A attendre quoi? La nuit, pour cramer
les voitures, pour casser
le gymnase ou le local des services
sociaux, pour s'affronter aux
flics, trafiquer avec la came, baisouiller
dans les sous-sols,
s'étourdir de musique? Je m'approche d'eux
et je leur dis: "Venez!
on va au Centre-Ville, je vous assure
qu'aujourd'hui, on va se faire
entendre!" Et ils me suivent, un peu
bêtement comme ils suivent
Mamadou (un mec terrible) quand ils se
lancent dans une expédi-
tion punitive contre la bande des Côteaux.
Je ne sais pourquoi,
mais j'ai un certain prestige auprès
d'eux. On m'appelle la Jeanne
d'Arc de la ZUP.
Et ils me suivent, les gars et les filles
aux jeans lacérés, ils mar -
chent derrière moi. On traverse la ville
en direction de la gare, là où
traînent les SDF. Ils colonisent le hall
d'entrée, les cloches, affalés
sur les escaliers du couloir qui mène aux
quais; d'autres harcèlent
les voyageurs en mendiant, mêlés aux
jeunes Tziganes venus de
Roumanie; d'autres encore, éparpillés dans
les squares aux envi-
rons de la gare, s'assemblent autour d'une
bouteille de rouge ou de
quelques canettes de bière. Je vais
haranguer les uns et les autres,
les invitant à nous accompagner pour une
manif au Centre-Ville. Je
ne sais par quel miracle, mais beaucoup
nous suivent, dépenaillés,
hirsutes, bouteilles ou canettes à la
main, portant des toasts à
l'adresse des passants. Même des jeunes
Tziganes roumains se
joignent à notre troupe qui grossit de
plus en plus. On fait des
signes d'amitié aux putes qui attendent le
client le long du Canal.
On s'approche de l'ANPE. Là, rebelote, je
fais mon speach en-
flammé aux chômeurs, agglutinés en groupes
compacts à la porte
d'entrée. Et là aussi, ils sont nombreux à
augmenter nos rangs,
brandissant leurs dérisoires papiers
d'assistés de la Sécu. Nous
passons ensuite devant le Foyer des
Travailleurs immigrés, devant
l'Eglise Sainte-Marie où se sont réfugiés
des Sans-Papiers, devant
des institutions pour handicapés, pour cas
sociaux...: partout des
gens se mettent en marche avec nous. On
voit même arriver en
grand nombre les loulous des Coteaux,
ceux du Drouot et d'autres
quartiers périphériques. Un vrai miracle,
je vous dis. L'armée des
gueux se compte bientôt par centaines et
se fait entendre d'une
seule voix: SANS-TOITS, SANS-EMPLOIS,
SANS-STATUTS, NOUS
SOMMES LES EXCLUS ! Le défilé pittoresque
et tragique longe les
édifices hautains des Administrations, les
Banques aux luisantes
façades de verre, les boutiques de luxe,
les restaurants chics, véri-
tables insultes pour nous, les
moins-que-rien. Des dames à
chien-chien, des messieurs élégamment
cravatés nous zyeutent
d'un air indifférent. Parfois un cri fuse
des groupes de badauds qui
nous observent des trottoirs: LA FRANCE
AUX FRANCAIS ! Un ex-
cité se précipite vers moi et me crache au
visage. Un des nôtres
veut me défendre. Je l'en dissuade. Je
dis:" Laisse et marchons ! "
Et nous marchons, nous marchons, au milieu
des avenues,
empêchant la circulation. Un concert de
klaxons ( de hargne ou de
sympathie ?) nous accompagne. Et, à
travers la zone piétonne,
nous débouchons sur la place centrale, la
place de la Réunion, face
à l'Hôtel de ville.
Foule de plus en plus dense et qui ne
cesse de gonfler, nous occu-
pons le vaste espace qui s'étend entre les
marches de la
Cathédrale, l'escalier Renaissance de la
Mairie et les vitrines de la
Galerie marchande. Nous sommes là,
innombrables, à présent
immobiles et silencieux comme une forêt
avant l'orage. Je grimpe
l'escalier de l'Hôtel de ville et du haut
du balcon, je fais face à la
multitude en attente. J'étends les bras et je me mets à
gueuler de
toutes
mes forces et
mon cri se transmet de gorge en
gorge, ga-
qu' une seule clameur ininterrompue, un
immense hurlement de
désespérés qui s'adressent aux Absents,
aux Messieurs de là-haut,
de tout là-haut, ceux qui prétendent nous
diriger, les Présidents,
les Députés, les Conseillers, les Maires,
les PDG..., tous ces Impor-
tants qui pérorent à la télé le soir. Une
clameur terrible, sombre, qui
se répercute dans les rues avoisinantes, une
clameur qui dure des
heures. On gueule, on gueule de tous nos
poumons, sans fin . Et
on gueulera ainsi jusqu'à ce que les
pierres s'émeuvent, jusqu'à ce
qu'il se dérange dans son ciel, le Bon
Dieu , et qu'il nous envoie
encore une fois son Christ ou son
Prophète...Et voilà que ça bouge
autour de nous, voilà les cars de flics
dans les rues donnant sur la
place. Ca ne fait qu'amplifier la clameur.
La ville entière, avec ses
clochers, ses tours, ses pylônes, semble
maintenant participer à
l'énorme vocifération sans cesse
renouvelée qui monte dans le
jour déclinant.
Soudain un vacarme fracassant remplit le
ciel crépusculaire
au-dessus de la place. La clameur
s'arrête. Tous les regards sont
braqués vers l'immense trou d'azur
s'assombrissant qui s'ouvre
au-dessus des pignons des maisons et du
clocher et des cloche-
tons pseudo-gothiques de la Cathédrale. Un
hélicoptère descend
vers le sol, tous phares allumés. La foule
reflue vers les côtés de la
place, dégageant un espace central.
L'hélicoptère se pose. En des-
cendent
deux gars, un grand
type noir vêtu
de rouge, aux che-
veux décolorés, et un type vêtu de cuir, à
la longue chevelure flot-
tante et aux allures d'archange. Ils
s'avancent vers moi: c'est
Mamadou, flanqué de Jimmy, son rival des Coteaux, son ennemi
juré.
-Salut, Djine ! Tu vois, on a tenu parole. Ils sont là, les mecs de la
télé, dans l'hélico. Ils vont
retransmettre ta manif en prime time sur
la chaîne nationale et tous ceux qui
voudront pourront parler libre-
ment
et autant qu'ils le souhaitent.
Oui, ils ont réussi, Mamadou et Jimmy, à
convaincre les pontes de
la télé. Comment? je préfère ne pas trop
le savoir. Pour un soir, la
télé est
à nous. Le grand soir des exclus peut commencer. Sur le
parvis de la Cathédrale, face aux caméras,
nous clamerons un à
un, notre souffrance, et la clameur se
répandra de ville en ville,
comme un feu dévorant. Le pays entier ne
sera plus qu'un seul cri .
Et demain on se lèvera partout et on
sortira et on ira les uns vers
les autres. Oui, oui, oui.
LES HOMMES AUX LUNETTES NOIRES
Nous marchions dans la forêt depuis des
heures. On a rencontré un homme assis au pied d'un arbre. Il portait des
lunettes noires. Quand nous sommes passés, il a enlevé ses lunettes. Il n'avait
pas d'yeux. On a couru. On voulait rentrer au village. Mais le village avait
disparu. On a encore couru hors d'haleine dans des espaces déserts. On était
entouré d'hommes portant des lunettes noires.
DEVANT ET DERRIÈRE LA PORTE
Presque
mort, je suis arrivé devant ma maison, impasse des cendres, et j’ai crié :
ouvre-moi.
Mais c’est
étrange, j’étais en même temps posté derrière la porte, l’œil collé au judas,
et j’ai répondu excédé : qui es-tu ? je ne te connais pas.
En effet, je
ne me reconnaissais pas avec ce visage ravagé de criminel.
JUSTE
MAINTENANT QUELQU’UN MONTE
Juste
maintenant quelqu’un monte. Il ne cesse de monter. De monter. De monter. Avec
un bruit de pas régulier. Une cadence calme, régulière. Monotone. Calme. Juste
maintenant. Alors que le soleil se cache. Alors que le disque du soleil est
lentement mangé par la montagne.
FABULETTES
FABULETTES
Il commence à pleuvoir. K sort et traverse nu toute la ville. Ne le voient que les animaux, les chiens et les chats errants, les cygnes voguant sur le canal, les gargouilles de la cathédrale. K s'agenouille au milieu du parvis et un arc-en-ciel illumine le ciel.
K a perdu son ombre. K a perdu son reflet dans les miroirs. Il déambule dans les rues, évitant les passants. Les autres le voient-ils encore? Il s'assoit sur un banc dans un coin solitaire. Un chien vient le flairer, un oiseau se poser sur son épaule.
K rêve d'un animal qui n'est qu'une immense gueule venant l'avaler. Dans le dedans du monstre, les entrailles sont tapissées d'yeux clignotants et de bouches-ventouses suceuses de sang.
Quelqu’un
monte, ne cesse de monter. Quelqu’un gravit l’escalier sans fin. Un escalier en
spirale. Une spirale infinie. Qui se perd dans le ciel. Un escalier dont on ne
sait ni où il commence ni où il s’arrête.
Juste
maintenant quelqu’un monte marche par marche, avec une cadence régulière. Avec
une régularité de métronome. Alors que le soleil disparaît derrière la
montagne.
L’escalier
se perd dans le ciel qui s’assombrit. Calme du crépuscule. Immensité de calme,
de silence. Immensité de lumière tamisée. Infinie tranquillité. On n’entend que
ce pas régulier sur l’escalier en spirale. Quelqu’un ne cesse de gravir les
degrés en colimaçon avec une cadence de robot.
La nuit
vient. Et bientôt on ne voit plus le haut de la spirale vertigineuse.
L’escalier se perd dans l’obscurité. Et le pas continue, indéfiniment,
obstinément. Dans la nuit. Tranquille. Parmi la fourmillante solitude des
étoiles.