Simone Weil, née il y a 100 ans, un lustre avant l’entrée du XX° siècle dans son inferno aux flamboiements d’apocalypse, sera un témoin de première grandeur de ces temps hors des gonds qui sont toujours les nôtres, témoin à la fois de leurs vertiges démoniaques et de leurs mystérieuses lueurs de prophétisme, témoin passionné vivant sa quête radicale, dévorante, avec tout son être, hors des chemins balisés.
Dès l’enfance, une enfance protégée dans une famille bourgeoise juive, Simone éprouve jusqu’au tréfonds le sentiment du malheur du monde. Elle fait de brillantes études, s’affrontant aux grandes œuvres de la culture, philosophie, mathématiques, sciences…Elle renonce cependant à une gratifiante carrière universitaire pour s’engager corps et âme dans les combats du temps, syndicalisme révolutionnaire, travail en usine et comme ouvrière agricole, tentatives de participation à la Guerre d’Espagne, du côté des Républicains, et aux opérations de la France libre durant la seconde Guerre mondiale. Engagements au nom de la dignité humaine, de la justice, de la vérité, de l’incorruptible part sacrée qui demeure en chaque personne ; combats contre l’esclavage du travail industriel, contre la barbarie totalitaire, où sa fragilité physique l’empêche cependant d’aller jusqu’au bout. Mais dans son âme, elle compatira sans réserve aux souffrances de l’époque, et cela jusqu’à en mourir en 1943 près de Londres, loin des siens.
Une vie météorique et une pensée fulgurante, aphoristique, traces d’une aventure spirituelle qui mène l’agrégée de philosophie, la disciple de Descartes et d’Alain, sur les terres sans cartographie de la mystique. Tout en plongeant dans le cauchemar de l’Histoire, Simone Weil fait l’expérience d’une autre lumière que celle de la raison humaine, cette raison qui dans ces temps tragiques engendre des monstres, délires totalitaires, déchaînements mortifères de la techno-science, hécatombes des batailles et, monstruosité suprême, le génocide des Juifs… Double face de l’apocalypse ( dont on ne retient généralement que la part négative) : d’un côté l’enfer des bouleversements cataclysmiques du monde et de l’autre la lumière intérieure du Christ qui illumine l’affamée d’absolu à Assise et à Solesmes, révélation du sens surnaturel de l’existence.
Simone Weil médite les grandes traditions spirituelles et d’une écriture alliant nudité et incandescence note ses illuminations, réinventant la « connaissance surnaturelle », cette dimension essentielle forclose par le bétonnage rationaliste. Les « temps extrêmes » que vit l’humanité, ses « saisons en enfer », pour peu qu’on sache en entendre l’oracle, laissent transparaitre une révélation profonde, profondément déroutante : au fond de la nuit la plus noire, si nous consentons à traverser cette ténèbre opaque, nous verrons luire une aurore inimaginable. C’est la substance même de l’expérience vécue de Simone Weil, témoin de la lumière au cœur de la géhenne où la Grosse Bête obscène, insatiable, la Bête protéiforme, déploie sans répit sa démesure.
Avons-nous perçu son message hautement paradoxal ? Comme la vibration d’une lointaine étoile, son rayonnement secret ne nous est pas encore parvenu dans toute sa force éclairante, à nous qui restons passablement sourds au cri de la détresse et de la faim insondables des temps extrêmes où nous ne cessons d’errer.