28.2.18

APOCALYPSE DU REGARD



APOCALYPSE DU REGARD

                                                                                                    Il faut être voyant (Arthur Rimbaud).

Le regard comme tous les sens est habité par l’âme, par des états affectifs, le désir, l’ennui, le vide, la peur, la terreur…Il n’y a pas de regard neutre. L’œil n’est pas un organe purement physiologique. Il est organe et organe capital du corps psychique.
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Le regard ordinaire est simplement utilitaire. Il exerce sa fonction cognitive d’adaptation aux réalités, cherchant à se repérer parmi les êtres et les choses dans le cours divers de l’existence quotidienne.
Voir la beauté du monde, voir la beauté des êtres et des choses, c’est les voir sans visée pratique, dans l’irradiation de leur présence gratuite.
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Dans le chaos des images défilant sur nos écrans insomniaques, nous ne voyons plus ni la merveille du monde ni son horreur. Notre regard halluciné se noie dans le vertige du cloaque médiatique où tout se mêle entre brouillard informe et nuit fuligineuse.
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Dans le monde actuel a lieu le summum du regard narcissique, regard du Moi ivre d’égoïté (profusion de photos, de selfies) et le summum du regard du Sur-Moi, la Grande Surveillance par l’Œil suprême armé de myriades de caméras, parfait projet panoptique, rêve qui hante toute société humaine.          
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Que ton visage soit le lieu discret de ta lumière intérieure. Ne tente pas d’attirer sur lui les regards du monde entier et de briller pour les multitudes.
Ne galvaude pas le mystère de ton visage.
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L’humain se concentre dans le visage (ce qu’on voit).Le reste du corps est périphérique. Le visage condense notre essence humaine et dans le visage, c’est le regard avant tout qui est la fenêtre de l’âme, le siège de notre identité profonde, celle qui transcende toute définition.
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Dans notre monde désenchanté, reste le visage humain et la secrète flamme qui parfois frémissante l’illumine. Dernier refuge du sacré.
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Le sens du sacré, c’est de voir l’autre visage, quel qu’il soit, comme absolument humain.
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Ou le regard, se laissant fasciner par l’objet, veut le posséder, en jouir. C’est le regard du voyeur. Ou le regard, dépourvu de finalité, contemple, percevant l’invisible à travers le visible.
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Pour être voyant, le regard doit mourir à sa pulsion de saisir l’objet, d’en faire son idole, et naître à l’innocence des sens s’ouvrant à la gratuité infinie de la beauté.
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Naître à l’étonnement de voir, à la grâce de voir, comme le petit enfant, l’infans, s’éveillant au monde, les yeux exorbités, extasiés.
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On ne voit le plus familier qu’en prenant une certaine distance. Alors le regard perçoit l’Unheimlichkeit, la non-familiarité, le caractère mystérieux du plus familier.
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Poésie-voyance de la merveille de l’extrême simplicité.
L'herbe de merveille pousse n'importe où, entre les pierres, dans la boue, dans les jardins abandonnés, au bout des chemins vicinaux.
L'herbe de merveille, nous l'ignorons, nous la piétinons, n'ayant pas dans le regard assez de simplicité pour la voir, extrême naïveté de toute chose.
L'herbe de merveille pousse pour le vent, pour les chiens errants, pour l'âme des enfants.
L'herbe de merveille diaphane pousse pour les ânes.
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Être voyant, c’est regarder par-delà les images, traverser le miroir. La chose vue, la chose contemplée devient icône, visible recelant une profondeur invisible.
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Voir en chaque être humain l'âme à travers la végétation furieuse qui souvent la masque, l'effréné désir d'auto-divinisation du Moi.
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Voir en chaque être humain l’enfant qu’il a été et l’agonisant qu’il sera, c’est-à-dire l’extrême nudité.
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Voir plus loin que la face rassurante, ensoleillée, de la vie. Plonger dans l’obscur, l’énigmatique, du côté de la mort, du côté de l’éternité.
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Voir le plus précieux dans le plus humble, le plus haut dans le plus bas. Voir le divin dans le Crucifié, dans l’humanité humiliée, souffrante, agonisante.
Voir le plus lumineux, le Ressuscité Éclair insensé, à travers le plus ténébreux, la Croix du Golgotha.
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Nous faisons de toute expérience des objets à posséder, des spectacles pour nous divertir, et nous ne cessons de tuer la Présence vivante.
Nous avons tout transformé en spectacle, même nos apocalypses. Assis devant nos écrans, nous assistons médusés, incrédules, au déploiement de la crise de la Terre humaine la plus abyssale de l’Histoire.
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Une épaisse familiarité emmure les foules humaines. Songe énorme où va l’humanité somnambulique. Parfois, pour un œil, l’œil de Bouddha, l’œil du Christ, l’œil de Copernic, le songe se déchire et l’homme voit une fulgurance du Réel, inscrutable fond sans fond. 
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Le regard nu, le regard chaste, le regard libre est celui qui peut faire face à tout sans juger.
Le regard libre est suspens de tout jugement. Il ne choit ni dans la systématique vision pessimiste du monde de ceux qui appellent clairvoyance de tout voir en noir ni dans la vision des optimistes béats, incurables bien-pensants, qui se sentent toujours obligés de tout voir en rose.
Par-delà toute appréhension unilatérale de ce qui est voir l’existence comme mystère, vision à la fois tragique et émerveillée du monde.
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Dieu, l’Essentiel, ne peut se voir. Tache aveugle de l’humanité, espèce foudroyée par la Parole.
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Tache aveugle aussi notre plus intime intimité, l'inconscient, le dedans absolu, la demeure de Dieu en nous.
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Dieu n'est pas l’Oeil suprême qui nous regarde du plus haut des cieux tel Caïn dans sa tombe. Il est le Verbe vivifiant qui nous inspire du dedans.

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