APOCALYPSE DU REGARD
Il faut être voyant (Arthur Rimbaud).
Le regard comme tous les sens est habité par l’âme, par des
états affectifs, le désir, l’ennui, le vide, la peur, la terreur…Il n’y a pas
de regard neutre. L’œil n’est pas un organe purement physiologique. Il est
organe et organe capital du corps psychique.
*
Le regard ordinaire est simplement utilitaire. Il exerce sa
fonction cognitive d’adaptation aux réalités, cherchant à se repérer parmi les
êtres et les choses dans le cours divers de l’existence quotidienne.
Voir la beauté du monde, voir la beauté des êtres et des
choses, c’est les voir sans visée pratique, dans l’irradiation de leur présence
gratuite.
*
Dans le chaos des images défilant sur nos écrans
insomniaques, nous ne voyons plus ni la merveille du monde ni son horreur.
Notre regard halluciné se noie dans le vertige du cloaque médiatique où tout se
mêle entre brouillard informe et nuit fuligineuse.
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Dans le monde actuel a lieu le summum du regard narcissique,
regard du Moi ivre d’égoïté (profusion de photos, de selfies) et le summum du
regard du Sur-Moi, la Grande Surveillance par l’Œil suprême armé de myriades de
caméras, parfait projet panoptique, rêve qui hante toute société humaine.
*
Que ton visage soit le lieu discret de ta lumière
intérieure. Ne tente pas d’attirer sur lui les regards du monde entier et de
briller pour les multitudes.
Ne galvaude pas le mystère de ton visage.
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L’humain se concentre dans le visage (ce qu’on voit).Le
reste du corps est périphérique. Le visage condense notre essence humaine et
dans le visage, c’est le regard avant tout qui est la fenêtre de l’âme, le
siège de notre identité profonde, celle qui transcende toute définition.
*
Dans notre monde désenchanté, reste le visage humain et la
secrète flamme qui parfois frémissante l’illumine. Dernier refuge du sacré.
*
Le sens
du sacré, c’est de voir l’autre visage, quel qu’il soit, comme absolument
humain.
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Ou le regard, se laissant fasciner par l’objet, veut le
posséder, en jouir. C’est le regard du voyeur. Ou le regard, dépourvu de
finalité, contemple, percevant l’invisible à travers le visible.
*
Pour être voyant, le regard doit mourir à sa pulsion de
saisir l’objet, d’en faire son idole, et naître à l’innocence des sens
s’ouvrant à la gratuité infinie de la beauté.
*
Naître à l’étonnement de voir, à la grâce de voir, comme le
petit enfant, l’infans, s’éveillant
au monde, les yeux exorbités, extasiés.
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On ne voit le plus familier qu’en prenant une certaine
distance. Alors le regard perçoit l’Unheimlichkeit, la non-familiarité, le
caractère mystérieux du plus familier.
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Poésie-voyance de la merveille de l’extrême simplicité.
L'herbe de merveille pousse
n'importe où, entre les pierres, dans la boue, dans les jardins abandonnés, au
bout des chemins vicinaux.
L'herbe de merveille, nous
l'ignorons, nous la piétinons, n'ayant pas dans le regard assez de simplicité
pour la voir, extrême naïveté de toute chose.
L'herbe de merveille pousse
pour le vent, pour les chiens errants, pour l'âme des enfants.
L'herbe de merveille diaphane pousse pour les ânes.
L'herbe de merveille diaphane pousse pour les ânes.
*
Être voyant, c’est regarder par-delà les images, traverser
le miroir. La chose vue, la chose contemplée devient icône, visible recelant
une profondeur invisible.
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Voir en chaque être humain l'âme à travers la végétation
furieuse qui souvent la masque, l'effréné désir d'auto-divinisation du Moi.
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Voir en chaque être humain l’enfant qu’il a été et
l’agonisant qu’il sera, c’est-à-dire l’extrême nudité.
*
Voir plus loin que la face rassurante, ensoleillée, de la
vie. Plonger dans l’obscur, l’énigmatique, du côté de la mort, du côté de
l’éternité.
*
Voir le plus précieux dans le plus humble, le plus haut dans
le plus bas. Voir le divin dans le Crucifié, dans l’humanité humiliée,
souffrante, agonisante.
Voir le plus lumineux, le Ressuscité Éclair insensé, à
travers le plus ténébreux, la Croix du Golgotha.
*
Nous
faisons de toute expérience des objets à posséder, des spectacles pour nous
divertir, et nous ne cessons de tuer la Présence vivante.
Nous
avons tout transformé en spectacle, même nos apocalypses. Assis devant nos
écrans, nous assistons médusés, incrédules, au déploiement de la crise de la
Terre humaine la plus abyssale de l’Histoire.
*
Une
épaisse familiarité emmure les foules humaines. Songe énorme où va l’humanité somnambulique.
Parfois, pour un œil, l’œil de Bouddha, l’œil du Christ, l’œil de Copernic, le
songe se déchire et l’homme voit une fulgurance du Réel, inscrutable fond sans
fond.
*
Le
regard nu, le regard chaste, le regard libre est celui qui peut faire face à
tout sans juger.
Le
regard libre est suspens de tout jugement. Il ne choit ni dans la systématique
vision pessimiste du monde de ceux qui appellent clairvoyance de tout voir en
noir ni dans la vision des optimistes béats, incurables bien-pensants, qui se
sentent toujours obligés de tout voir en rose.
Par-delà
toute appréhension unilatérale de ce qui est voir l’existence comme mystère, vision
à la fois tragique et émerveillée du monde.
*
Dieu,
l’Essentiel, ne peut se voir. Tache aveugle de l’humanité, espèce foudroyée par
la Parole.
*
Tache
aveugle aussi notre plus intime intimité, l'inconscient, le dedans absolu, la
demeure de Dieu en nous.
*
Dieu
n'est pas l’Oeil suprême qui nous regarde du plus haut des cieux tel Caïn dans
sa tombe. Il est le Verbe vivifiant qui nous inspire du dedans.
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