21.11.17

ARCHIPEL-FICTION



APRÈS LA HAINE

L'arbre, épais de siècles, c'était le pivot des terres, sombres sillons  remplis d'eau, herbages grillés, tertres buissonneux. La lumière gris-jaune, qui vibrait au- dessus des flaques, soutenait de cyclopéennes architectures de nuages blancs immobiles. Sous ces masses célestes, la rareté des objets au sol était d'autant plus poignante: quelques arbrisseaux noirs çà et là, et, à l'horizon, vers l'occident, le hameau qui semblait désert.

Adossé au tronc, tu laissais la lenteur du jour te traverser. Tu te tenais au centre du monde, pris dans le tournoiement de la lumière et la fascinante fixité du site. L'arbre. Raciné  dans l'opaque et tendu vers la clarté énigmatique du ciel, de connivence avec l'atmosphère réverbérante et le singulier écrasement des choses. Tu habitais le lieu comme une bête son terrier, remplissant l'espace concave de ta présence, le faisant tien comme si tu l'eusses façonné de tes mains. Et pourtant une part de toi, loin en dessous de la peau, l'autre âme, contre les os, près des saccades du sang dans les muqueuses secrètes, loin, loin, attendait l'irruption de l'inconnu. L'arbre n'était que le pilier de ton attente diffuse, et le paysage figé, le rideau d'une tragédie latente. Des menaces invisibles, sournoises, pesaient sur tout; des engins monstrueux allaient envahir l'horizon, machines implacables sorties de vagues glauques de l'Océan pour venir triturer les êtres de chair et d'os; des guerriers aux visages peints surgir de derrière les monticules et les mottes.
Tu scrutais la campagne. Chaque aile prenant son essor, chaque bourdonnement d'insecte, attirait ton attention anxieuse. L'arbre. Vertige. Marées de lumière.

De la poussière s'éleva à la sortie du hameau. Quelqu'un courait en direction de l'arbre. Ce fut d'abord une minuscule forme blanche sautillant sur la lande lointaine. Puis le petit corps désarticulé par la course s'approcha, franchit les champs en enjambées fébriles, bondissant de motte en motte, trébuchant, s'éclaboussant dans les flaques. A une centaine de mètres de l'arbre, il se mit à faire de grands signes désespérés de ses bras nus. Hors d'haleine, il s'affala sur le sol, à tes pieds. C'était un garçonnet vêtu à l'orientale, les membres et le visage barbouillés de crasse, de boue et de poussière où sillonnaient la sueur et les larmes. Tu t'accroupis près de lui et caressas d'une main légère sa chevelure crépue. Le gosse, étendu par terre, ne cessait de pleurer, frottant ses yeux de ses paumes sales.

Tu avais pressenti sa venue. Derrière le voile de lumière, un gouffre, d'imminentes calamités auxquelles personne n'échappe, des déluges, des pluies de feu, des séismes, des cyclones, des massacres. La destruction était inscrite en filigrane dans le paysage immobile.

- Ils l'ont tué... Ils l'ont tué..., gémissait l'enfant entre ses sanglots.
 L'inéluctable était advenu.
Tu aidas maternellement le garçon à se remettre debout. Il essayait de maîtriser ses pleurs.
- Quand l'ont-ils fait? Dis, quand est-ce arrivé?
Quelques hoquets secouaient encore le petit buste.
- Raconte-moi...

Nous nous sommes assis au pied de l'arbre. Nos nuques étaient appuyées contre l'écorce rugueuse. Des nues plus ardoisées montaient sur l'horizon, vers le sud-ouest, menaçant de leurs croupes énormes les neigeux édifices qui stationnaient au milieu de l'azur.

 - C'est ce matin. Je dormais encore. Chaque jour, deux heures après l'aube, il venait me réveiller et m'emmenait à la fontaine. Aujourd'hui, personne. On n'entendait pas une mouche voler  dans le village. C'était drôle, ce silence. D'habitude  ils crient déjà à cette heure, ils arpentent la grand’ rue, ils jouent ou bien se battent sur le parvis. Aujourd'hui le village semblait mort. Je suis sorti de la maison. J'avais peur. J'ai couru vers la place.  Ils se tenaient debout en cercle autour de quelque chose qui était allongée par terre. Je me suis approché. C'était lui, les cheveux pleins de sang, les habits en loques...

L'enfant se remit à sangloter, enfonçant sa tête entre ses genoux. Il se redressa, se leva, essuya ses larmes.
- Je savais qu'ils le tueraient un jour. Ils l'avaient dit tant de fois. Viens, viens vite!
  

Nous nous dirigeons vers le hameau, coupant à travers champs. Je tiens l'enfant par la main. A proximité des habitations, des arbustes effeuillés, noircis par le feu. Nous pénétrons dans le village. Une large rue pavée le traverse de part en part. Les masures éventrées, par leurs plaies béantes, exhibent leurs intérieurs délabrés, chambres au papier peint lacéré, cuisines décarrelées. Sur des linteaux en bois vermoulu, on peut lire des inscriptions latines ou gothiques, des millésimes en chiffres romains. Certaines façades sont ornées de bucranes, d'autres de niches abritant des madones en robe blanche à passements défraîchis. Des portes cochères aux vantaux démantelés ouvrent sur des cours envahies de végétation sauvage, gigantesques feuilles de rhubarbe poussiéreuses poussant parmi des amoncellements de gravats, des poutres calcinées, des machines agricoles oxydées, des véhicules anachroniques, des meubles, des ustensiles de ménage.

Les sombres nuages ballonnés ont insensiblement fait dériver les blancs archipels et obscurci l'atmosphère. Nous parvenons sur la place du village où le groupe de garçons dépenaillés semble ne pas avoir bougé. Aucun ne tourne la tête à notre approche. Maintenant ils s'écartent. Je m'agenouille près du vieillard gisant à leurs pieds. Son visage creusé de rides est zébré de longues balafres noires; au front et à la tempe gauche, il porte d'affreuses blessures. Des caillots de sang engluent ses cheveux gris. Il a les yeux ouverts. Je baisse ses paupières sur son regard fixe. L'enfant se précipite sur le grand corps inerte et l'étreint.
Les  garçons s'éloignent, bras ballants, et s'éparpillent sur la place. Les uns vont s'asseoir sur les degrés de l'église, les autres, poings enfoncés dans les poches, s'adosser contre les tilleuls. Un seul reste debout près du cadavre sur lequel l'enfant continue de sangloter, émettant de faibles geignements de chiot abandonné. Fixant le gosse éploré, il monologue sur ce fond de douces plaintes:

- Nous ne savions pas. Maintenant tout est mort. Le village, c'était lui. Mais nous ne le savions pas. Nous voulions être libres,  tout à fait libres; libres de jouer et de nous battre toute la journée, libres de faire pleurer l'enfant, libres de briser les vitres, d'incendier les charpentes, libres de nous prélasser au soleil, de fumer et de boire dans le chœur de l'église. Nous voulions être libres, libres. Mais le Vieux nous regardait, taciturne, l'œil plein de tristesse. Sa bonté muette nous exaspérait, sa  sale bonté de vieux. Lui et l’enfant, depuis des mois, on les haïssait. Lui... l'enfant... l'enfant…Chaque matin, un peu plus... chaque jour... Ca s'était accumulé dans nos corps comme du venin. Il fallait  tuer, lui  d'abord, puis l'enfant, écraser cette  bonté  et  ce  sourire, les  faire disparaître, les effacer de terre. Pouvoir tout saccager à notre aise, tout piétiner, tout arracher, sans que le bonhomme en souffre et que le marmot chiale.  Tout piétiner, tout arracher. Libres. Maintenant il est mort. Nous sommes vidés de notre  haine. Le village  est mort. Nous sommes morts. C'est fini. Fini.

Ils l’avaient guetté. Ils s'étaient traîtreusement rués sur lui. Ils l'avaient frappé comme des frénétiques, à coups de briques, à coups de chaînes de bicyclette. Il avait tenté de se protéger le visage de ses avant-bras, opposé à leur fureur de jeunes fauves en folie le faible rempart de ses pauvres coudes de vieux. Il avait rentré la tête entre ses épaules. Puis il avait chancelé, s'était écroulé, s'était traîné pitoyablement sur le sol, comme une bête blessée à mort, se cramponnant aux dalles du parvis...

Une hirondelle jaillit des abat-son du clocher, plonge et vient raser la place, décrivant des courbes rapides. Les  garçons se tiennent tous immobiles, hébétés, pétrifiés dans des poses empreintes à la fois de nonchalance et de consternation. Le dieu de leur exécration s'est effondré. Les ruines du hameau dressent sous les basses vapeurs du ciel l'œuvre dérisoire de leur colère. Maintenant leur démence se dévoile à leurs regards. Un calme terrible les cerne.

- Il faut l'enterrer, suggéras-tu.
Ils se levèrent, disparurent dans les ruelles, puis revinrent, poussant une charrette grinçante, aux jantes rouillées, portant des pelles et des pioches sur leurs épaules. On chargea le corpulent cadavre sur le véhicule et l'on se mit en marche.

La charrette  cahotait sur les pavés bossus de la grand’ rue. Quelques garçons la tenaient aux timons, les autres aux ridelles à claire-voie. L'écho de nos pas et du roulement des roues cerclées de fer remplissait les ruelles et les ruines creuses.

On sortit du  village et, à travers champs, l'on se dirigea vers l'arbre. Tu suivais à quelques pas en arrière, tenant l'enfant par la main. La charrette avançait  péniblement dans les labours argileux. Les grandes roues boueuses s'enlisaient. Le corps bringuebalait. Les adolescents contractaient  tous leurs muscles, poussaient des ahans, tiraient aux rais, les faces cramoisies. Leurs bottes brunes pataugeaient dans la glaise gluante. La sueur dégoulinait de leurs joues maculées. La traversée des champs fut interminable. Plusieurs fois la charrette manqua de verser. Le vent s'était levé et faisait fuir les nuages à toute vitesse. Parfois un bref rayon de soleil venait effleurer le cortège embourbé.

Nous arrivions près de l'arbre. Les garçons s'arrêtèrent à bout de force. Mais malgré cet état de grand épuisement, ils se mirent sans délai à creuser une fosse. Leurs gestes lourds, leurs mèches pendantes, la sueur perlant aux nez et aux mentons, le bruit mat de l'acier s'enfonçant dans le sol gras, dépeçant sa sombre chair, et, au-dessus de nos têtes, l'imperturbable translation des changeants rochers du ciel, tout  contribuait à créer une ambiance d'extrême accablement.

Quand la  tombe fut prête, on déchargea précautionneusement le corps et on le coucha dans la terre ouverte. L'enfant restait immobile sous l'arbre, cloué sur place dans son étrange mutisme. On crut un instant percevoir des sons de cloches au lointain, quelque glas en sourdine, à peine audible dans le silence qui succéda au remuement des outils. Puis un cri,  un ululement barbare, une stridence insupportable, répercutée par la calotte céleste, roulant sur les éteules, venant se tordre au-dessus de nous et vriller nos cerveaux douloureux de ses spires larges et glaciales. Le silence retomba comme une ample étoffe lumineuse. Les gars reprirent leurs instruments et recouvrirent de mottes noirâtres le corps du Vieux, d'abord la tête, puis le tronc et les membres. Quand la tombe fut comblée, le ciel se trouva entièrement dégagé.

Tout le monde s'assit sous l'arbre. Une brise légère berçait les branches et fluait sur les visages muets. Soyeuse, rassérénante, elle chuchotait dans les ramilles. Tu te mis à parler, d'une voix  tantôt lente et nette, tantôt véhémente, le regard tourné vers la silhouette du hameau, laissant parfois  les mots de mort et de feu se perdre au fil du vent velouté:

- Le Vieux, c'était un homme comme vous et moi. Ce n'est pas lui que vous avez tué, mais une image. Vous croyiez qu'il vous jugeait. Mais il ne faisait  qu'aimer le village. Il ne faisait qu'aimer. Oui, le village, c'était lui. Il l'avait construit de ses mains, il y a longtemps, dans sa jeunesse. Les premiers habitants, émigrés des steppes du Nord, hommes pleins d'aménité, le respectaient comme un père. Puis vint le lustre maudit: la guerre, les invasions, Huns, Vandales, Arabes, Philistins. La population fut décimée. Il ne restait que lui, vieux tronc  épargné par les orages, vous, sauvageons nourris de désastres, et moi. Je vins habiter près de l'arbre: là, loin du hameau en ruines, je compris le passé et entrevis l'avenir. Il fallait que tout fût anéanti, que toute haine fleurît, que toute violence se perpétrât. Il fallait que le Vieux mourût de meurtre, que plus rien ne subsistât dans la plaine que décombres et cœurs vides. Il fallait le désert, le désert, loin autour de nous, loin au-dedans de nous. Maintenant les pierres   sont des pierres, les visages, des visages. Ce monde, c'est nous. Il a fallu tout ce sang pour nous l'apprendre. Désormais il s'agit d'oublier et de vivre. Vivre, vivre comme l'enfant. Oublier. Oublier ce cauchemar de haine et de mort. Un cauchemar, oui, rien qu'un cauchemar, des images, des images. Toutes les images sont mortes. Le désert. Vivre parmi les pierres sans nuit, sous le ciel sans âme. L'âme du monde, c'est nous, nos corps débiles et mortels luttant contre les pierres et le vent. Rien que ça, lutter, vivre, lutter, sans victoire, sans défaites aussi autres que celle de la désertion de ce combat à perpétuité. Le désert. Une soif immense va se mettre à nous brûler. Plus une goutte d'eau pour consoler nos lèvres. La soif. Nous habiterons la  soif.

Il y eut  encore de longs silences. Le soir, nous regagnâmes doucement le hameau. Le soleil  disparaissait à l'horizon. La charrette projetait sa grande ombre sur la plaine apaisée. L'enfant avait grimpé à son bord, et, tranquillement assis, se tenant à l'une des ridelles, regardait s'éteindre le dernier rayon de soleil. Lorsque nous sommes arrivés près des premières palissades, la nuit était tombée. La pureté et la netteté du ciel scintillant étaient effrayantes. L'enfant, recroquevillé, dormait dans la charrette.

Il nous fallut quelques années pour reconstruire le village. Pierre à  pierre, laissant autour de notre incandescente patience se consumer les jours semblables et les saisons, nous l'avons rebâti autour de l'arbre.



TRAVERSER LA NUIT



Depuis des semaines, les jours, les nuits passaient si lentement, si pesamment, visqueux, dégradants. Ce soir-là, pour une fois, je m’étais profondément endormie. Tout à coup il fit éruption. Comme une hache fracassant la porte. Sa silhouette imposante se penchait au-dessus de moi tandis que ses mains effleuraient mon visage avec une douceur de jeune mère. J’en avais le souffle coupé et le cri de panique que je voulais jeter restait coincé au fond de ma gorge contractée. Il me fit signe de me lever et de le suivre dehors en pleine nuit. Je lui obéis comme une somnambule.

Nous marchions dans les rues presque désertes de la ville. Il me devançait de quelques pas et je voyais le catogan fluorescent qui retenait ses longs cheveux osciller dans l’obscurité. L’air frais m’a peu à peu fait émerger de ma léthargie. Recouvrant mes esprits, je retrouvais aussi ma vieille âme ensanglantée. Ca faisait une éternité que je pataugeais dans le fuligineux, livrée  à la tyrannie de mes cogitations démentes. Volets clos, ne me lavant plus, me nourrissant à peine. Je sombrais, je sombrais. La descente, l’enlisement était inexorable. Boue. Bourbe. Une sorte d’enfer spongieux. Et puis je tombais dans des sommeils de bête. Je végétais entre limbes de somnolence et étendues sans fin de grisaille. Depuis des jours, des nuits, loin de l’affairement humain, loin des soucis ordinaires et des simples bonheurs, la lumière s’était éteinte en moi.

Je marchais maintenant dans la ville nocturne derrière un homme qui avançait de plus en plus vite, mû par une pulsion mystérieuse, inéluctable. J’avais du mal à le suivre, je haletais, mes jambes flageolaient. Je sentais venir le moment où j’allais choir sur l’asphalte. Il se retournait de temps à autre et ralentissait le pas. Au fond d’une venelle  sombre, nous sommes entrés dans un bar, un antre plutôt sinistre. Penché sur le zinc, mon accompagnateur a eu un bref entretien avec l’homme officiant derrière le comptoir, un gnome au front proéminent, au crâne chauve. On nous mena dans l’arrière-salle parcimonieusement éclairée.

Une adolescente noire tête rasée agrippée à un flipper nous a rejoints. Elle me dévisagea d’un regard aigu, me prit la main et m’entraîna dans une pièce attenante. La lumière y semblait irradier du sol. L’adolescente me dit : « Déshabille-toi ! » J’ai d’abord hésité, puis le regard de la fille s’intensifiant, lame perforante, je cédais à son injonction. Nue, j’avais l’impression que la lumière m’imprégnait de douceur. Le fille s’est débarrassée à son tour de ses vêtements succincts. Elle dégageait une beauté d’icône primitive avec sa tête lisse, luisante, et son mince anneau d’or perçant le mamelon gauche de sa poitrine. Nous nous sommes mises à genoux. Longtemps nous enveloppa un silence de crypte. Je buvais son regard comme un feu de fraîcheur. Nous nous frôlions les seins et les joues du bout des doigts.  

Tout à coup la lumière a été coupée. J’entendis des grognements dans l’obscurité. Quand l’éclairage est revenu, l’adolescente avait disparu et des jeunes hommes aux mines patibulaires sanglés de cuir noir m’entouraient, cercle de faces glaciales ou ricanantes. Certains, se déboutonnant, faisaient des gestes obscènes. Mon accompagnateur s’est approché, me dit de me rhabiller et de le suivre. Nous avons retraversé le bar où étaient attablés de rares consommateurs muets à l’expression indifférente, chacun isolé dans sa bulle de solitude. La fille au crâne rasé, perchée sur un tabouret, était accoudée au zinc et fumait nonchalamment. Elle a esquissé un sourire à mon passage. J’emportais avec moi l’image de son incandescente beauté et regagnais la rue à la suite de l’homme à la queue-de-cheval. L’obscurité était devenue plus impénétrable. J’avais peur de me perdre. Je fixais le point luminescent du catogan qui bougeait dans la ténèbre.

Nous avons longé les berges d’un canal. Des femmes dépoitraillées y offraient leurs charmes à des automobilistes. Mon accompagnateur m’empoigna le bras et me dit : « Vends ton corps ! » Sans rechigner, je me suis approchée d’une voiture à la vitre baissée. Le conducteur bredouilla des mots confus. Bien que n’ayant pas vraiment compris, j’acquiesçai. L’automobiliste m’a fait montée à côté de lui et a démarré. On a roulé jusqu’à des quartiers suburbains. On s’est arrêté dans une rue au louche éclairage au gaz. J’ai suivi l’homme qui à pas décidés s’est dirigé vers l’arrière d’un bâtiment quelconque, sorte d’entrepôt abandonné. On a pénétré dans un sous-sol où l’obscurité était opaque. Je trébuchais, je touchais les murs pour me guider. Une porte s’est ouverte et nous avons débouché sur un vaste local éclairé au néon, aux murs tapissés de glaces. Tout un groupe d’hommes nous y attendait. J’ai reconnu certains faciès brutaux du bar. On m’a  empoignée, on m’a couchée de force sur une table, on m’a dépouillée violemment de mes vêtements. Certains ont bloqué et écartelé fermement mes membres et d’autres se sont mis à me flageller avec des ceinturons, des lanières, des verges, tout en m’injuriant à l’envi. La vigueur des coups et la véhémence des insultes ne cessaient de croître. Des baffles hurlaient une musique âpre, très syncopée, rythmant les sévices. Sont apparues des femmes habillées de couleurs criardes, tatouées et fardées grotesquement, s’agitant en danses frénétiques autour de la table et venant cracher sur moi comme des démones. Transe rutilante de barbarie reflétée, multipliée par les glaces. Ne supportant plus les douleurs cuisantes causées par les supplices, je me suis évanouie.

Quand je suis revenue à moi, j’étais à nouveau dans la voiture qui m’avait embarquée près du canal. La fille noire au crâne rasé du bar était assise à côté de moi et avait à mon égard des gestes de sollicitude de grande sœur consolante. Je sentais mon corps meurtri et souillé : je savais que durant mon évanouissement j’avais dû subir le pire. J’avais du mal à retenir une envie de vomir. On s’est arrêté près d’un square. Envahie de nausée irrépressible, je me suis extraite de la voiture, me suis approchée des buissons et j’ai rendu, j’ai essayé de rendre toute cette saleté dont j’étais imbibée jusqu’au tréfonds. Quand je me suis retournée, j’ai vu la voiture s’éloigner dans la nuit. J’étais debout sur le trottoir complètement perdue, le corps et l’âme en lambeaux. Trop faible, recrue de fatigue et submergée de honte, je me suis affalée par terre. Quelqu’un s’est approché de moi. C’était l’homme an catogan.

Il posa sa main sur mon épaule et m’enjoignit de me relever. On a de nouveau marché dans la ville par des rues plus éclairées. On croisait parfois des noctambules qui détournaient le regard ou des ilotiers à l’air soupçonneux. De rares voitures nous éclaboussaient de leurs phares. On traversait des places où  le ciel s’offrait plus amplement à la vue : il s’était dégagé et les étoiles vibraient avec une netteté fascinante. On avait le sentiment que la nuit soudain transfigurée voulait délivrer un message immémorial. Je pensais aux yeux de feu et au sourire énigmatique de la fille à la tête rase. Un secret semblait vouloir se révéler à moi et je me suis mise à pleurer. 

On est arrivé près d’une église, un de ces édifices religieux modernes qu’on distingue mal d’une halle de marché. On s’est glissé à l’intérieur par une porte latérale inexplicablement ouverte en pleine nuit. Dans l’obscurité dense  qui habitait le lieu, le silence semblait y écouter le silence. Une lumière couleur sang éclairait l’autel surmonté par une immense croix nue. On s’est avancé au milieu du chœur. Mon accompagnateur m’ordonna : « Prosterne-toi et consens à ton néant ! ». Je me suis mise à genoux. J’étais fétu dérisoire au milieu d’un vide incommensurable. Alors l’instant d’un éclair qui a duré une éternité, la croix s’est illuminée et j’ai vu se convulser la Face et j’ai entendu son cri se perdre en échos infinis à travers des ténèbres sans fond. Le froid glacial d’une épée m’a transpercé la chair. Je me suis écroulée sur le dallage, sentant peser sur moi toute l’oppression de la nuit, toute la noirceur, toute l’immondice du monde. Quand je me suis redressée face  à l’autel, une douce lumière aimante m’a inondée. Elle émanait à la fois de la croix et  du cœur le plus intime de mon être. L’homme au catogan s’est approché de moi et m’a souri. La pensée qu’il m’aimait peut-être m’a traversé l’esprit pour la première fois.

Nous avons quitté l’église. Nous avons de nouveau arpenté les rues désolées à l’éclairage livide. Nous semblions maintenant les seules créatures vivantes éveillées au milieu de cette ville au mutisme terrible avec ses façades de pierre ou de verre qui exsudaient la solitude et la peur. Mon  compagnon ne me devançait plus. Il restait  à ma hauteur, me souriant de temps  à  autre. Nous nous sommes engagés dans un immeuble dont l’impressionnante masse verticale cachait le ciel. Au dernier étage, d’interminables couloirs aux murs surchargés de tags et d’autres hiéroglyphes, d’autres  écritures chiffrées, nous ont menés à   un appartement entièrement vide. Mon compagnon m’a fait asseoir sur le sol. La pièce où nous nous trouvions n’était éclairée que par la laiteuse luminosité de la nuit   finissante. Par les fenêtres, on devait sans doute voir la ville informe piquetée de taches  de clarté s’étendre dans l’obscurité jusqu’aux collines dominées par un gigantesque pylône, doigt d’acier pointé vers les astres, qui ne cessait d’émettre des signaux rouges ou verts à l’adresse de navigateurs célestes égarés dans le fouillis du firmament.

L’homme a apporté  du pain et du vin. J’ai senti tout à coup au creux de mon ventre la morsure de la faim. Il a rompu le pain et nous avons mangé et nous avons partagé  une coupe de  vin. La nourriture et la boisson m’ont envahie  d’une  joie extatique. Je contemplais le visage de mon compagnon qui exhalait  peu à peu une paix profondément rassérénante. Je croyais parfois voir se dessiner des  stigmates  sur ses paumes. Il parlait. Il parlait de la Voie et de la suprême enfance. Il parlait de la nudité et du  feu. On s’est  étendu sur le sol, l’un près de l’autre, et il m’enveloppa de tendresse et il m’aima. Et le corps s’est dissout dans l’embrasement de l’âme. La clarté du jour naissant remplissait graduellement l’appartement. A la fin je me suis endormie.

Quand je me suis réveillée, le soleil jubilant dansait dans la pièce. La fille d’ébène au crâne rasé, au  galbe de princesse égyptienne, se tenait  près de moi, toute de blanc vêtue. L’homme qui  m’avait aimée  à la fin de la  nuit avait disparu. « Ne  cherche pas celui qui t’a éveillée, dit la fille en blanc, trouve à présent le feu en toi. Va et ne te retourne pas. » La fille m’a accompagnée à l’ascenseur et sans me retourner j’ai quitté l’immeuble qui touchait le ciel.

Maintenant je marchais en plein jour dans la ville que je ne reconnaissais plus. C’était  la même ville, celle de mes vies sordides, de mes amours ratés, de ma galère, et c’était une autre ville, une ville devenue étrangère. Je ne retrouvais plus  les lieux les plus familiers. Je marchais au hasard parmi des gens aux visages fermés, soucieux, des passants pressés, abrutis par les routines quotidiennes, minés par le vide et l’ennui. Mais je respirais dans l’air quelque chose comme des prémices printanières, une fluide fraîcheur de violettes, une légèreté de danse, un frémissement qui chuchotait glorieusement, immensément : résurrection ! Clameur infiniment discrète que la foule emmurée de détresse inconsciente ne percevait pas.

Bientôt je dérivais au bord de la ville à travers des terrains vagues où se réfugiaient des enfants sans  toit  ni loi, des clochards contemplatifs et des gens venus d’ailleurs fuyant la misère pour sans cesse la retrouver désespérément intacte  à chaque station de leur errance. L’un de ces marginaux, était, on  ne pouvait en douter, loqueteux, silencieux, l’homme au catogan . Accroupie près de lui, portant un jean et un blouson élimés, la jeune black au crâne rasé. A part la flamme étrange de leurs regards et l’aura enfantine de leurs visages, rien ne les distinguait des autres SDF. Ils ne semblaient pas me reconnaître. Avais-je rêvé  la nuit dernière ? Avais-je halluciné les épreuves douloureuses et les extases libératrices ? Je me le demandais. Cependant une chose était sûre : la lumière était revenue en moi et, mêlée aux autres êtres de rien, j’ai vécu désormais au-delà de la mort. Un jour peut-être il posera de nouveau sur moi son regard d’insondable bonté.



     
ECCE HOMO


Cette année-là le printemps fut de nouveau une fête. Fini la guerre, disaient les grands. Plus d’avions dans le ciel, plus de canonnades, plus d’oppression. On réparait les maisons éventrées. Et nous, les enfants, on retournait à l’école après des mois terrés dans les abris souterrains. Le hameau renaissait dans la lumière et l’allégresse tricolore. On s’aventurait de nouveau dans les environs. On découvrait des villages complètement détruits.

Un bus a emmené notre classe dans la ville voisine et on a visité un couvent en partie effondré. Dans une chapelle préservée par les bombes, on est passé devant un Retable imposant. Et c’est là que j’ai vu l’Homme crucifié. Ce fut pour moi enfant jamais sorti de ma campagne comme une commotion. Le Crucifié pendait à une croix comme une bête écorchée, la face grimaçante, les membres tétanisés, la chair couverte de plaies purulentes, le crâne couronné d’épines. Rien à faire avec les mièvres images de notre église paroissiale. Tous les cauchemars de la guerre m’ont tout à coup assailli de nouveau. L’Homme de douleur, c’était le condensé des malheurs qui avaient abattu leur pogne de fer sur le pays depuis des saisons. J’ai eu l’obscure révélation à la fois de l’abîme de souffrance et de la folie meurtrière. J’étais comme fasciné par cette vision effroyable. La maîtresse, pressée par le temps, vint m’arracher à ma sidération et nous avons contourné le Retable. Alors, entraîné vers la sortie, j’ai entrevu de l’autre côté de l’œuvre monumentale l’image de l’Homme prenant son envol dansant de ressuscité dans la lumière au-dessus des soldats écroulés. Vision-éclair qui n’a cessé de m’obséder après coup comme celle de l’Homme de douleur. Où s’envolait-il, l’Homme auréolé, dans la lumière ? Question qui surgissait en moi pour toujours alors que nous retrouvions l’éclat vibrant du jour.

Je suis resté hanté à vie par cette double vision précoce et son déconcertant mystère. Jamais aucune autre image n’a pu effacer l’empreinte de cette brûlure première.
  



L’ÉTOILE DES ENFANTS
Conte de Noël



On est le soir du 24 décembre. Grisaille, ennui ordinaires de  la Cité en bordure de la ville. Djine, le front appuyé contre la vitre, rêvasse en regardant au loin le jour s’éteindre derrière les montagnes. Gros nuages charbonneux, boursouflures sombres envahissant le ciel. Djine rêve . Djine entend une voix. Ca lui arrive d’entendre  une voix dans sa tête, une voix douce et impérieuse, un murmure dans le silence de la chambre. « Va sur la Grand-Place où se tient le marché de Noël ». Djine obéit à l’injonction comme malgré elle. Elle sort en dépit de la nuit tombante. Ce n’est pas dans ses habitudes : elle appréhende les rues peu rassurantes que gagne l’obscurité. Le quartier est presque désert, l’éclairage public rare. Quelques gamins sont agglutinés près des portes d’entrée des HLM.

Djine se dirige vers le centre-ville avec l’allure d’une somnambule.
-Tu vas où ? dit un des garçons.
-Au marché de Noël.
-On vient avec toi.
Deux gars, Pedro et Jimmy, suivent Djine et l’accompagnent dans sa déambulation à travers la ville qui commence à se vider de la foule grouillante. On est la veille de Noël et les gens se hâtent de rentrer chez eux pour réveillonner en famille près du sapin. Le trio passe dans un supermarché où les derniers clients se pressent aux caisses, les caddies débordants de victuailles et de cadeaux. De sirupeuses musiques de circonstance, DOUCE NUIT SAINTE NUIT, dégoulinent de l’espace. Pedro et Jimmy lorgnent des friandises sur un rayon. Mais le regard de Djine les dissuade de s’en emparer pour les camoufler sous leurs anoraks. A la sortie, un Santa Claus les prend en photo. Quand les gosses s’éloignent, il soulève d’un geste bref sa barbe et Jimmy reconnaît un des jeunes chômeurs de son quartier. Il le salue d’un signe de la main.

Par les rues du Centre surchargées de décorations lumineuses en forme d’étoiles, de sapins, de cristaux de neige, Djine et ses deux compagnons arrivent au marché de Noël qui se tient chaque décembre sur la Grand-Place au pied de la cathédrale. L’affluence diminue déjà autour des échoppes en bois d’où s’échappent des senteurs de cannelle, de pain d’épices et des effluves de vin chaud se mêlant aux odeurs de résine des rameaux de sapin. Des parents contemplent les visages extasiés de leurs bambins juchés sur des chevaux d’un manège à l’ancienne. Un sapin gigantesque domine le marché de sa masse imposante. A sa cime rayonne une étoile.

« Regarde bien l’étoile », murmure la voix. Djine s’efforce de fixer attentivement l’étoile et la désigne du doigt à ses compagnons distraits, grisés par l’étalage pléthorique de pacotille et de merveille. L’étoile maintenant emplit leurs yeux de sa clarté dorée. Ils ne voient plus qu’elle dans la nuit. Une neige fine commence à tomber. Et soudain toutes les lumières de la ville s’éteignent. Noir total. Seule brille encore l’étoile du sapin colossal. L’étoile étincelle de plus en plus intensément et puis, chose étonnante, elle se met  à bouger, à s’élever, lumière tantôt dorée tantôt bleutée. Battant comme un cœur, elle vient se placer au-dessus des têtes de Djine, de Pedro et de Jimmy tandis qu’un silence étrange recouvre peu à peu le brouhaha de la ville.

La voix toujours aussi douce et impérieuse dit à Djine : «  Suivez l’étoile. » Et l’étoile se déplace. Et les enfants la suivent dans l’obscurité complète qui à présent noie la ville. Les gens, eux, perdus dans le noir, cherchent qui un briquet, qui une bougie à allumer pour s’éclairer. Personne ne voit l’étoile et les enfants qui la suivent têtes levées, regards émerveillés. Ne voient l’étoile que ceux qui y croient et ils sont rares aujourd’hui, les vrais pèlerins de la nuit de Noël. La foule titube dans le noir dès que s’éteignent les lumières artificielles de ses fêtes factices.

Djine est de plus en plus imbibée de lumière, presque translucide. De temps en temps elle tend ses mains, flammes-fleurs, vers l’étoile pulsante, nimbée de flocons de neige, qui maintenant se dirige vers le porche de la Cathédrale, grand ouvert. Par la bouche d’ombre du lieu de culte l’étoile pénètre dans la ténèbre  opaque sous la voûte monumentale. Les enfants la suivent à l’intérieur  de l’édifice, étreints par toute cette nuit épaisse, inquiétante. L’étoile s’arrête au-dessus d’une étable installée dans le chœur et l’enveloppe de sa lumière mystérieuse. Au fond de l’étable, les enfants distinguent un âne et un bœuf. A part ces animaux, pas d’autres personnages.

-C’est quoi ? demande Jimmy, intrigué.
-C’est là que Jésus va naître cette nuit, dit  Djine.
-C’est qui, Jésus ?
-L’enfant-lumière. Seuls les enfants le voient et ceux qui gardent un cœur d’enfant, répond Djine, répétant ce que lui souffle la voix intérieure.

Jimmy n’y comprend rien. Mais il n’a pas le temps de poser une autre question car déjà l’étoile reprend sa route vers la sortie de la Cathédrale. Parvenus sur le parvis, les enfants sont assaillis par la neige qui tombe de plus en plus drue. Une sorte de vertige empoigne la ville, enfants qui pleurent, gens désemparés qui se cherchent dans l’obscurité, circulation chaotique. Des voitures de police essayent de se frayer un passage à travers la foule fantomatique.

L’étoile se meut lentement le long des rues nocturnes, précédant les trois enfants qui marchent au milieu de la chaussée sans que personne ne les remarque. Ils arrivent vers les quartiers périphériques à présent complètement sombres et déserts. Ils traversent des zones de plus en plus désolées. Soudain au bord d’un terrain vague, l’étoile s’immobilise au-dessus d’une vieille caravane abandonnée parmi des entassements de pneus, de fûts rouillés, de carcasses de voitures.

L’étoile prend maintenant un éclat spectaculaire. Un homme sort de la caravane, un Noir emmitouflé dans une djellaba
- Qu’est- ce que c’est ? dit-il en montrant l’étoile.
- C’est l’étoile de Noël, l’étoile de l’enfant-lumière, répond Djine (ou la voix qui parle par sa bouche).
- Entrez, dit l’homme. Je m’appelle Jeff.
- Elle, c’est Djine, lui Pedro et moi Jimmy, dit Jimmy.
Ils pénètrent dans la caravane.
-Voici Myriam, dit Jeff en désignant une jeune femme noire couchée qui tient un bébé dans ses bras ; lui, c’est Jess, poursuit l’homme, il vient de naître. Nous sommes des sans-papiers.

Dehors  toute  la  ville, des  quartiers  chics  des  collines  aux banlieues tentaculaires, est restée plongée dans la nuit. Mais les enfants de toute la  contrée, ceux qui ont encore des regards d’enfants, ont vu l’étoile illuminer de plus en plus le ciel au-dessus de la caravane. De partout, ils affluent vers le terrain vague et l’abri précaire de Jeff et de Myriam qu’ils décorent de branches de sapin, de gui et de houx. D’innombrables  bougies sont allumées aux alentours sur les épaves d’autos et les fûts rouillés.

Et voici qu’aux approches de minuit, des voitures de police cernent le terrain vague. On en voit descendre des anges qui s’approchent de la caravane, en font sortir les occupants et les emmènent. Les véhicules à gyrophares regagnent la ville à toute petite vitesse suivis par la procession des enfants. Ils traversent la ville qui s’illumine à nouveau au fur et à mesure que le convoi avance. Les cloches se mettent à sonner à toute volée. Tout le monde entre dans la cathédrale, solennelle de musique, de cierges et d’encens. Jeff, Myriam portant l’enfant nouveau-né, Djine, Pedro et Jimmy, avancent dans l’allée centrale. L’enfançon de chaude glaise tendre est déposé dans la mangeoire de l’étable tandis que ses parents et les trois jeunes suiveurs de l’étoile s’agenouillent autour de lui. C’est grande fête d’enfance à travers toute la ville. Et là-haut dans le ciel vibrant au-dessus des clochers et des toits couverts de neige resplendit l’étoile de Noël, visible par tous les enfants du monde.






      


NATIVITÉ



Ils ne savent pas où aller. Ils errent dans les rues surchargées de décorations lumineuses. Partout foule dans les magasins. Boustifaille. Boustifaille. Montagnes de marchandises, jouets, jeux électroniques, matériel informatique…Dégoûtante profusion. Ils marchent au hasard. Elle est jeune, pensive ; lui, soucieux. Où aller ? Pas d’argent. Pas de papiers. Personne ne les voit. Les passants, encombrés de paquets, se bousculent sur les trottoirs. Boustifaille. Musique sirupeuse déversée sur les têtes saturées. Douce nuit, sainte nuit…On se hâte de rentrer chez soi. Déjà s’obscurcit le jour. Le réveillon de Noël va commencer…

Maintenant les rues sont vides. Maintenant, à bout de forces, ils se réfugient dans un squat au bord de la ville. D’autres sans-abris y sont déjà installés. Maintenant elle dit : « Je sens que le bébé vient. » Et dans la pénombre froide du squat, elle accouche avec l’aide de son compagnon, sous les regards éberlués des SDF.

Dehors les rues nocturnes sont terriblement vides. Il se met à neiger. Dans les appartements surchauffés, les cadeaux s’accumulent près des sapins étincelants de guirlandes et de boules. Les gens attablés s’empiffrent, puis ils vont à la messe de minuit, repus, bien nippés, les âmes euphoriques, bienveillantes, fades. Ils s’embrassent. C’est Noël.

Un enfant est né dans un taudis glacial, ignoré du monde, un enfant sans-abri, sans-papiers, sans étoile.





LA HUTTE DE L'ONCLE SEPP




Tout le monde dans le patelin l'appelait l'oncle Sepp. Il faut dire qu'il faisait partie du paysage depuis des éternités. Tantôt il traînait péniblement son antédiluvienne machine à scier le bois à travers les rues du village, scieur, c'était son état parmi nous  tantôt, émergeant d'un bistrot enfumé, risquant à chaque pas de s'étaler par terre, il titubait dangereusement sur la chaussée, slalomant entre les voitures qui klaxonnaient à qui mieux mieux. Il habitait une cabane faite de rondins, de planches et de tôles à la lisière de la forêt s'étendant au nord de l'agglomération.

Tout se passait dans le meilleur des mondes possibles jusqu'au jour fatidique où la municipalité de Kukuxville (c'est le nom de notre bled ) projeta l'installation d'une zone industrielle qui par malheur comprenait dans son périmètre l'emplacement de la baraque de l'oncle Sepp. Elle avait résisté, la légendaire baraque, aux coups de vent des mauvaises saisons qui tordaient les arbres de la plaine et arrachaient furieusement les tuiles des toitures; elle avait résisté aux séismes, aux pluies, au feu qui plusieurs fois risqua de la dévorer, et même aux guerres dévastant souvent le pays...Pouvait-elle tenir tête à l'irrésistible expansion du monde industriel et à la froide volonté de ses séides, les Technocrates ?

Les Autorités demandèrent au Sepp de déménager, lui proposant même un petit logement propret au rez-de-chaussée d'une HLM. Sepp fit la sourde oreille à toutes les injonctions et toutes les propositions. Il y eut même des pugilats épiques, dignes des sagas, avec des travailleurs sociaux venus le harceler dans sa thébaïde. La tension croissait entre les Autorités et le vieux bougre et un beau matin (pas si beau que ça: le ciel bas écrasait la plaine) les bulldozers apparurent qui allaient niveler impitoyablement le terrain, y compris la hutte où se terrait le vieux solitaire tentant d'oublier son infortune à force de bouteilles de rouge.

Quelle ne fut pas la surprise des ouvriers juchés sur les monstres mécaniques lorsqu'ils découvrirent assis en rangs serrés autour de la cahute de Sepp des dizaines de nos concitoyens! En effet, nous, les amis du vieil original, nous avions décidé de lui venir en aide et d'organiser un sit-in le jour prescrit pour empêcher la démolition de sa misérable habitation. Réduits à l'impuissance par les grappes humaines, impavides et déterminées, les bulldozers restèrent en bordure du lopin de terre occupé par Sepp.

Les Autorités n'eurent plus d'autre ressource au fil des heures que de faire appel aux forces de l'ordre. On a vu bientôt s'approcher des véhicules de la police et des paniers à salade. Les flics nous ont encerclés et, après plusieurs sommations, constatant notre superbe indifférence à leurs vociférations, nous ont transportés un à un comme des sacs de patates vers les paniers à salade. Le Sepp, au comble de l'excitation, ne cessait de les agonir de tout le stock de grossièretés qu'il avait emmagasiné dans sa caboche durant sa longue et florissante carrière de loustic attitré du village. Son chien, singeant le maître, aboyait lui aussi comme un enragé.

Mais l'opération prenait un tour inattendu : au fur et à mesure que le terrain était dégagé par la maréchaussée, d'autres personnes venaient nous remplacer si bien que le sacré manège ne semblait jamais prendre fin. La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre dans la région et de toutes les communes environnantes affluaient des sympathisants, écolos, anarchistes, gauchistes, cathos engagés, humanistes de tout poil, qui venaient renouveler à longueur de journée l'occupation du lieu. La gent animale même manifestait son intérêt : des oiseaux se mettaient à tournoyer au-dessus de nos têtes et venaient se poser en masse sur le toit de la hutte, mêlant leurs criailleries confuses aux chapelets d'imprécations de Sepp.

L'affaire du sauvetage de la cabane du Robinson de Kukuxville grossissait d'heure en heure. Voilà qu'elle durait déjà depuis des jours, filmée par la télé locale, puis nationale. L'oncle Sepp était en passe de devenir une vedette du petit écran avec sa gueule de vieux héros de western, son chapeau de baroudeur et sa veste de treillis d'ancien de l'Indochine. Tout le monde se passionnait pour ce nouveau combat entre David et Goliath, entre le vieil homme entouré de ses partisans et la Technocratie toute-puissante. Nous recevions bientôt des encouragements du monde entier, du fin fond de l'Amazonie aux bidonvilles d'Afrique du Sud ou de l'Inde.

Les Autorités étaient dépassés par les événements et ne savaient plus comment se dépêtrer de cette situation tout à fait inhabituelle. Allaient-elles reculer et permettre à la fin à Sepp de rester l'habitant du lieu? Reculer, on le sait, est  un mot qui n'appartient pas au vocabulaire des technocrates et des gestionnaires ; d'une façon ou d'une autre ils feront toujours passer leurs visées. Un matin, alors que l'occupation du
site autour de la hutte de l'ami Sepp se poursuivait toujours avec la même détermination, on a vu venir un Délégué officiel, une lettre à la main et l'air particulièrement décontracté (ce qui contrastait avec les mines constipées ou farouches des Autorités et des forces de l'ordre jusqu'alors). Il nous a lu une missive qui, ô surprise ! annonçait l'abandon du projet de zone industrielle. On a applaudi à tout rompre, on s'est embrassé, le Sepp a dansé comme un ours chargé d'ans autour de sa cabane bien-aimée, ne s'arrêtant que pour étreindre son chien qui bondissait de joie à son instar. David était-il vraiment victorieux? Le premier moment d'enthousiasme passé, on a commencé à se poser des questions: et si ce n'était qu'une manœuvre de diversion de la part  du camp adverse? Bien que sceptiques sur la suite de l'affaire, nous avons décidé de mettre fin au sit-in. Non sans regret. Car c'était devenu un lieu de fête et de parole ininterrompues où les effluves des merguez rôties
s'enlaçaient aux cadences des refrains gaillards, où les banderoles, les pancartes, les slogans rivalisaient d'inventivité et d'humour.

Ce n'est que quelques semaines plus tard que nous avons appris les dessous de l'histoire. Transportée par les satellites jusqu'aux écrans du Nouveau Monde, l'histoire de la hutte de l'oncle Sepp avait traversé l'Atlantique et attiré l'attention d'un milliardaire américain. Il avait proposé de racheter à haut prix le terrain de la future zone industrielle pour y installer un parc de loisirs sous la forme d'une espèce de réserve d'Indiens (une idée originale, pensait-il, et non encore exploitée) dont la cabane de l'oncle Sepp constituerait une des attractions. C'était donc ça: l'oncle Sam volait au secours de l'oncle Sepp. Le Conseil municipal de Kukuxville, passée la stupéfaction face à cette proposition inouïe et s'étant soigneusement enquis de son sérieux, accepta à l'unanimité le projet alléchant et les travaux de réalisation allaient commencer incessamment.

Nous avions eu raison d'être sceptiques. Notre victoire ne fut qu'un semblant  de victoire. Goliath s'est relevé avec un nouveau visage. Apparemment plus amène, mais sans doute aussi inhumain, aussi cauchemardesque que les monstres froids de la technocratie. Demain, oui,  demain il faudra reprendre la guerre. Sans fin.






LES FOLLES DE KUKUXVILLE                                                                       1

Elsa Culoche je m'appelle. Elsa la dingue, comme on me surnomme dans le patelin. Il est vrai que je ne les ménage pas, les Kukuxvillois. Ils se demandent toujours  nouvelle extravagance je vais inventer. Mais ce jour-là, j'ai, selon leurs dires, dépassé toutes les bornes de la bienséance.

Voilà les faits. Un matin, c'est un matin d'été dégoulinant de lumière et poisseux de chaleur. Je sors faire quelques courses dans la grand'rue et me dégourdir les guiboles sur la place de l'Hôtel de Ville. Je suis plutôt court vêtue, ne portant en tout et pour tout qu'un corsage bleu très décolleté et passablement transparent et un short en jean très savamment ajouré, lacéré, frangé, si bien que ma croupe de bonne pouliche montre abondamment sa peau, un kouglof appétissant dans un emballage mal ficelé et troué. Une perruque bleue surmonte ma caboche comme un artichaut qui aurait trempé dans une encre pâle. De grosses lunettes de soleil rondes,  bleues elles aussi, dissimulent mes mirettes. Des bracelets turquoise chatoient à mes poignets et des godasses aux semelles exagérément hautes couleur azur profond rehaussent un peu ma petite taille car je suis plutôt courte sur pattes et bien dodue, un bout de femme bien en chair. Et de la chair, j'en offre généreusement aux regards des passants et des automobilistes klaxonnant à qui mieux mieux tandis que j'arpente d'un pas vaillant le trottoir, un cabas assorti pendu à mon bras.
                                                                                                                                      2
J'entre chez le boulanger-pâtissier pour acheter mon pain. Planté derrière son comptoir, il me lorgne de ses prunelles concupiscentes tout en me débitant des baratins obséquieux. Dans son ciboulot, il doit pétrir la pâte molle de mon corps, palper de ses paluches les miches de mes fesses, arrondir ses doigts autour des meringues laiteuses de mes seins, oh! l'enfariné!  Il faut dire qu'il ne s'éclate pas beaucoup avec sa boulangère, planche à repasser revêche, qui le surveille d'un oeil terrible agrippée à sa caisse.

 Je sors vite fait de là pour respirer un air salubre. J'arrive sur la place de l'Hôtel de Ville. Des gens sont attablés à la terrasse du bistrot. Des ouvriers communaux s'affairent autour d'un massif de fleurs. Je m'apprête à m'asseoir à une table de la terrasse à l'ombre d'un parasol quand j'entends siffler dans mon dos et des voix moqueuses s'élever :"Y en a qui se croient à Saint-Trop ici!" Je me retourne.  "Hé! Elsa! On fait du strip-tease?"Ce sont les braves agents municipaux qui rivalisent d'esprit le plus lourdingue à mon égard. Les voici psalmodiant en choeur: "Culoche, ton cul est moche! Culoche, ton cul est moche!"

Cette pétarade de plaisanteries méchamment imbéciles et de basse vulgarité me touche en plein ventre. Je sens la colère surgir en moi, cette sorte de colère irrépressible qui vous incendie soudain tout l'être et vous fait perdre le contrôle. Et voilà que je fonce droit sur la bande braillante et ricanante.                                 
                                                                                                                                    3
- Ah! vous voulez voir mon cul, Eh bien! le voilà!
Aussitôt dit, aussitôt fait. J'ôte prestement mon corsage et mon short. Je les fourre dans mon cabas. Suit la petite culotte bleu pastel que je brandis triomphalement au nez des loustics éberlués. Je braque vers eux mon torse agressif, je projette vers leurs prunelles fascinées les torpilles de mes nichons. Je fais volte-face et leur expose mon derrière en m'administrant des claques sonores sur le tam-tam des fesses. La gêne gagne leurs trognes de ploucs. Ils ont à présent l'air plutôt stupides, ils sont presque  comiques avec leurs faces d'ahuris, leurs tabliers de jardiniers, leurs binettes et leurs arrosoirs à la main.

La scène inattendue attire les consommateurs installés à la terrasse du bistrot et d'autres badauds. On s'attroupe autour de nous. Voyeurs qui se rincent l'oeil, bonnes femmes offusquées, ados gesticulants et hilares. Les mères cherchent à éloigner leur progéniture de ce spectacle scandaleux. Mais les mômes leur échappent et viennent s'accroupir au premier rang pour assouvir toute leur curiosité, les yeux exorbités. Je fends la houle des visages médusés et me dirige, toujours dans le plus simple appareil, vers la fontaine qui se trouve au milieu de la place. Je pose mon cabas, enjambe la margelle de la vasque, entre dans l'eau dont je m'asperge, en profitant pour éclabousser les spectateurs. Des enfants m'imitent et cela tourne aux jeux les plus débridés.

                                                                                                                                      4
Nos espiègleries sont bientôt interrompues par une voix autoritaire. Monsieur le Bourgmestre en personne est sorti de son bureau, averti des événements insolites qui se déroulaient sous sa fenêtre. Le voilà qui tente de me ramener à la raison. En réponse, il reçoit à son tour une bonne giclée d'eau fraîche en plein visage. J'en ai trop fait. J'ai outragé l'Autorité. Le Bourgmestre ordonne à ses agents de s'emparer de moi. Il s'ensuit une course-poursuite à travers la place, une cavalcade digne des films de Charlot. Tantôt nous bousculons les chaises et les tables du bistrot, tantôt nous piétinons les massifs de fleurs à la gloire des blasons de la commune... La chasse à la fofolle impudique se termine à mon désavantage. Deux gros-bras à la poigne de fer m'immobilisent comme une malpropre et me conduisent devant l'homme au complet veston, dûment cravaté, qui règne sur la bourgade. Masque sinistre, qui feint l'impassibilité, mais derrière la face glabre on sent bouillir l'envie de se venger, de gifler cette dingue sans vergogne, cette irrespectueuse, cette fouteuse de merde. L'homme cravaté ordonne de me couvrir. Quelqu'un ramène une grande serviette de bain dans laquelle on m'enveloppe comme une momie. Assez vu ces formes pulpeuses...

- Je vais vous faire arrêter et inculper pour outrage aux bonnes moeurs et outrage à magistrat, profère l'Autorité.
Et c'est à ce moment précis, alors que boudinée comme un sac de pomme de terre je suis aux mains des infâmes sbires de la Municipalité, c'est à cet instant de mon                                                                                                                      
martyre que se produit  la chose la plus surprenante de cette mémorable journée. Une femme que nous ne connaissions ni d'Eve ni d'Adam, une certaine Madame Holzbein, s'approche de nous et toise le représentant de l'Autorité.
- Laissez-la en paix et lâchez-la.
- Je vous en prie, Madame, ne vous mêlez pas de cela.
- Si, je m'en mêle . Les vrais fauteurs de trouble, ce sont vos propres gens et non Mademoiselle Elsa. Lâchez-la ou moi aussi je vous montre mes fesses.
- Je vous le répète, ne vous mêlez pas de cette affaire et éloignez-vous. 
Madame Holzbein, loin de s'éloigner, constatant l'obstination du Bourgmestre, se met calmement à dénuder sa poitrine. L'Autorité cravatée sort son portable de sa poche et s'apprête à appeler la maréchaussée. Une autre femme imite Madame Holzbein, puis une autre, puis encore une autre. Bientôt toute une troupe de femmes aux bustes dévêtus nous encercle pendant que d'autres, mégères au verbe haineux, vocifèrent des "salopes! salopes!" Le Bourgmestre ne sait plus à quel saint (s.a.i.n.t.) se vouer . Toute cette forêt d'amazones aux poitrines guerrières, tous ces braillements injurieux de commères adipeuses ! il y a de quoi perdre son sang-froid…

La perplexité commence à se lire sur ses traits. Que va-t-il faire? Il commence à composer le numéro quand quelqu'un à la voix aiguë le hèle et s'approche de lui. C'est sa femme, Madame la Bourgmestre en personne, alertée par tout ce grabuge. Elle se plante devant lui et le dévisage fixement. Une joute s'engage entre eux.                                                                                                                                  
A chaque chiffre qu'il enfonce, Madame ôte un de ses vêtements. Bientôt le doigt se fige au-dessus du cadran. L'homme au complet veston en face de sa femme aux tétons dénudés renonce à aller au bout de sa résolution.
- Lâchez-la, dit-il aux brutes qui me retiennent.

Applaudissements des amazones, huées des mégères. On me porte en triomphe dans une joyeuse bacchanale. On se rassemble autour de la fontaine, on danse au soleil rigolard et on s'asperge comme des folles pendant que les lugubres machos de la Municipalité s'éloignent tout penauds et s'engouffrent dans l'obscurité des voûtes gothiques de l'Hôtel de Ville.
                                                          


LETTRE AU PÈRE

Je sais, je sens depuis toujours, disons depuis que j'ai
émergé de la nuit des temps et rencontré ton ombre, je sens,
je sais que Tu es mon père. Cette certitude folle traverse ma
vie comme une lumière intense, un rayon d'absolu qui la
brûle en son lieu le plus secret, faisant de mes jours cette
hagarde quête de ton visage me taraudant depuis l'aube
de ma conscience.

Ils disent tous, mes proches, mes amis, que je délire, que
FRANZ K est mort sans enfant bien avant ma naissance. Ils
tentent en vain de me raisonner: non seulement je suis sûre
que Tu es mon père, mais chaque nuit je te rencontre;
chaque nuit, dans le silence de ma chambre, tu t'approches
de mon lit, tu me souris de ton sourire empreint de douce
tristesse, tu me regardes de tes immenses yeux hallucinés
de solitude, tu me touches le visage avec tes mains moites
de grand malade, et moi, redressée sur ma couche, pétrifiée,
je voudrais hurler à la fois d'épouvante et de joie, mais le cri
s'étrangle dans ma gorge et les bras désireux de T'étreindre,
une indicible paralysie les fige sur les draps. Et voilà que tu
t'éloignes à nouveau, te noyant dans la pénombre. Et le jour
revenu, sans répit je continue le pourchas insensé de ton
être. Je scrute la moindre de tes photos qui tapissent les
murs de ma chambre; je lis et relis tes écrits, je les déclame
sur les chemins déserts; je hante  les lieux où tu as vécu,
j'arpente les rues et les ponts de la Ville que tu as aimée et
haïe, avec l'espoir de te voir apparaître en chair et en os,
revêtu d'un stricte costume sombre, au détour d'une ruelle
ou dans les allées d'un parc près du Fleuve.
Je te cherche partout jour et nuit. Tu es la soif infinie qui
m'habite, le feu qui consume ma vie. Je n'aime que ton Ombre
fascinante qui toujours m'échappe. Monstrueuse hantise qui
a éloigné de moi toute autre affection.


Franz K., mon père, pour toi seul je veux vivre et mourir, je
te le déclare par cette lettre que j'irai déposer sur le lieu de
ton dernier sommeil. J'errerai sous un ciel noir d'orage dans
le dédale du cimetière aux pierres tombales envahies de 
lierre et, ayant non sans mal découvert ta tombe aux gravillons
blancs, je m'agenouillerai nue, attendant qu'un éclair
me transperce et que je te retrouve, te trouve enfin, ombre
lumineuse, au delà du vertige de la nuit.
                                                                                        
                                      Ta fille de détresse,
 ta fille d'éternité,
                                                                           PETRA K.



LA CLAMEUR DE HUSE

Non, non et non! Je vais me lever. Aujourd'hui, je me lève. Moi,
Djine, la minable, la fille de métèques, père venu d'Afrique et mère
d'origine polonaise, je me lève. Je sors. Ils sont là, tous, à glander,
les gars et les nanas au bas du gigantesque clapier où s'entassent
les paumés venus des pays du Sud ou de l'Est. Ils sont là, à atten
dre. A attendre quoi? La nuit, pour cramer les voitures, pour casser
le gymnase ou le local des services sociaux, pour s'affronter aux
flics, trafiquer avec la came, baisouiller dans les sous-sols,
s'étourdir de musique? Je m'approche d'eux et je leur dis: "Venez!
on va au Centre-Ville, je vous assure qu'aujourd'hui, on va se faire
entendre!" Et ils me suivent, un peu bêtement comme ils suivent
Mamadou (un mec terrible) quand ils se lancent dans une expédi-
tion punitive contre la bande des Côteaux. Je ne sais pourquoi,
mais j'ai un certain prestige auprès d'eux. On m'appelle la Jeanne
d'Arc de la ZUP.

Et ils me suivent, les gars et les filles aux jeans lacérés, ils mar -
chent derrière moi. On traverse la ville en direction de la gare, là où
traînent les SDF. Ils colonisent le hall d'entrée, les cloches, affalés
sur les escaliers du couloir qui mène aux quais; d'autres harcèlent
les voyageurs en mendiant, mêlés aux jeunes Tziganes venus de
Roumanie; d'autres encore, éparpillés dans les squares aux envi-
rons de la gare, s'assemblent autour d'une bouteille de rouge ou de
quelques canettes de bière. Je vais haranguer les uns et les autres,
les invitant à nous accompagner pour une manif au Centre-Ville. Je
ne sais par quel miracle, mais beaucoup nous suivent, dépenaillés,
hirsutes, bouteilles ou canettes à la main, portant des toasts à
l'adresse des passants. Même des jeunes Tziganes roumains se
joignent à notre troupe qui grossit de plus en plus. On fait des
signes d'amitié aux putes qui attendent le client le long du Canal.
On s'approche de l'ANPE. Là, rebelote, je fais mon speach en-
flammé aux chômeurs, agglutinés en groupes compacts à la porte
d'entrée. Et là aussi, ils sont nombreux à augmenter nos rangs,
brandissant leurs dérisoires papiers d'assistés de la Sécu. Nous
passons ensuite devant le Foyer des Travailleurs immigrés, devant
l'Eglise Sainte-Marie où se sont réfugiés des Sans-Papiers, devant
des institutions pour handicapés, pour cas sociaux...: partout des
gens se mettent en marche avec nous. On voit même arriver  en
grand nombre les loulous des Coteaux, ceux  du Drouot et d'autres
quartiers périphériques. Un vrai miracle, je vous dis. L'armée des
gueux se compte bientôt par centaines et se fait entendre d'une
seule voix: SANS-TOITS, SANS-EMPLOIS, SANS-STATUTS, NOUS
SOMMES LES EXCLUS ! Le défilé pittoresque et tragique longe les
édifices hautains des Administrations, les Banques aux luisantes
façades de verre, les boutiques de luxe, les restaurants chics, véri-
tables insultes pour nous, les moins-que-rien. Des dames à
chien-chien, des messieurs élégamment cravatés nous zyeutent
d'un air indifférent. Parfois un cri fuse des groupes de badauds qui
nous observent des trottoirs: LA FRANCE AUX FRANCAIS ! Un ex-
cité se précipite vers moi et me crache au visage. Un des nôtres
veut me défendre. Je l'en dissuade. Je dis:" Laisse et marchons ! "
Et nous marchons, nous marchons, au milieu des avenues,
empêchant la circulation. Un concert de klaxons ( de hargne ou de
sympathie ?) nous accompagne. Et, à travers  la zone piétonne,
nous débouchons sur la place centrale, la place de la Réunion, face
à l'Hôtel de ville.

Foule de plus en plus dense et qui ne cesse de gonfler, nous occu-
pons le vaste espace qui s'étend entre les marches de la
Cathédrale, l'escalier Renaissance de la Mairie et les vitrines de la
Galerie marchande. Nous sommes là, innombrables, à présent
immobiles et silencieux comme une forêt avant l'orage. Je grimpe
l'escalier de l'Hôtel de ville et du haut du balcon, je fais face à la
multitude en  attente. J'étends les bras et je me mets à gueuler de
toutes  mes  forces  et  mon  cri se transmet de gorge en gorge, ga-
gnant toute cette forêt humaine. Le coeur  de la ville n'est plus
qu' une seule clameur ininterrompue, un immense hurlement de
désespérés qui s'adressent aux Absents, aux Messieurs de là-haut,
de tout là-haut, ceux qui prétendent nous diriger, les Présidents,
les Députés, les Conseillers, les Maires, les PDG..., tous ces Impor-
tants qui pérorent à la télé le soir. Une clameur terrible, sombre, qui
se répercute dans les rues avoisinantes, une clameur qui dure des
heures. On gueule, on gueule de tous nos poumons, sans fin . Et
on gueulera ainsi jusqu'à ce que les pierres s'émeuvent, jusqu'à ce
qu'il se dérange dans son ciel, le Bon Dieu , et qu'il nous envoie
encore une fois son Christ ou son Prophète...Et voilà que ça bouge
autour de nous, voilà les cars de flics dans les rues donnant sur la
place. Ca ne fait qu'amplifier la clameur. La ville entière, avec ses
clochers, ses tours, ses pylônes, semble maintenant participer à
l'énorme vocifération sans cesse renouvelée qui monte dans le
jour déclinant.

Soudain un vacarme fracassant remplit le ciel crépusculaire
au-dessus de la place. La clameur s'arrête. Tous les regards sont
braqués vers l'immense trou d'azur s'assombrissant qui s'ouvre
au-dessus des pignons des maisons et du clocher et des cloche-
tons pseudo-gothiques de la Cathédrale. Un hélicoptère descend
vers le sol, tous phares allumés. La foule reflue vers les côtés de la
place, dégageant un espace central. L'hélicoptère se  pose. En des-
cendent  deux  gars, un  grand  type  noir  vêtu  de rouge,  aux  che-
veux décolorés, et un type vêtu de cuir, à la longue chevelure flot-
tante et aux allures d'archange. Ils s'avancent vers moi: c'est
Mamadou, flanqué de Jimmy,  son rival des Coteaux, son ennemi
juré.

-Salut, Djine ! Tu vois, on  a tenu parole. Ils sont là, les mecs de la
télé, dans l'hélico. Ils vont retransmettre ta manif en prime time sur
la chaîne nationale et tous ceux qui voudront pourront parler  libre-
ment  et  autant qu'ils le souhaitent.
Oui, ils ont réussi, Mamadou et Jimmy, à convaincre les pontes de
la télé. Comment? je préfère ne pas trop le savoir. Pour un soir, la
télé est  à nous. Le grand soir des exclus peut commencer. Sur le
parvis de la Cathédrale, face aux caméras, nous clamerons un à
un, notre souffrance, et la clameur se répandra de ville en ville,
comme un feu dévorant. Le pays entier ne sera plus qu'un seul cri .
Et demain on se lèvera partout et on sortira et on ira les uns vers
les autres. Oui, oui, oui.



LES HOMMES AUX LUNETTES NOIRES


Nous marchions dans la forêt depuis des heures. On a rencontré un homme assis au pied d'un arbre. Il portait des lunettes noires. Quand nous sommes passés, il a enlevé ses lunettes. Il n'avait pas d'yeux. On a couru. On voulait rentrer au village. Mais le village avait disparu. On a encore couru hors d'haleine dans des espaces déserts. On était entouré d'hommes portant des lunettes noires.



                                         
DEVANT ET DERRIÈRE LA PORTE

Presque mort, je suis arrivé devant ma maison, impasse des cendres, et j’ai crié : ouvre-moi.
Mais c’est étrange, j’étais en même temps posté derrière la porte, l’œil collé au judas, et j’ai répondu excédé : qui es-tu ? je ne te connais pas.
En effet, je ne me reconnaissais pas avec ce visage ravagé de criminel.


JUSTE MAINTENANT QUELQU’UN MONTE

Juste maintenant quelqu’un monte. Il ne cesse de monter. De monter. De monter. Avec un bruit de pas régulier. Une cadence calme, régulière. Monotone. Calme. Juste maintenant. Alors que le soleil se cache. Alors que le disque du soleil est lentement mangé par la montagne.


FABULETTES


Il commence à pleuvoir. K sort et traverse nu toute la ville. Ne le voient que les animaux, les chiens et les chats errants, les cygnes voguant sur le canal, les gargouilles de la cathédrale. K s'agenouille au milieu du parvis et un arc-en-ciel illumine le ciel.


K a perdu son ombre. K a perdu son reflet dans les miroirs. Il déambule dans les rues, évitant les passants. Les autres le voient-ils encore? Il s'assoit sur un banc dans un coin solitaire. Un chien vient le flairer, un oiseau se poser sur son épaule.



K rêve d'un animal qui n'est qu'une immense gueule venant l'avaler. Dans le dedans du monstre, les entrailles sont tapissées d'yeux clignotants et de bouches-ventouses suceuses de sang.























































































Quelqu’un monte, ne cesse de monter. Quelqu’un gravit l’escalier sans fin. Un escalier en spirale. Une spirale infinie. Qui se perd dans le ciel. Un escalier dont on ne sait ni où il commence ni où il s’arrête.
Juste maintenant quelqu’un monte marche par marche, avec une cadence régulière. Avec une régularité de métronome. Alors que le soleil disparaît derrière la montagne.
L’escalier se perd dans le ciel qui s’assombrit. Calme du crépuscule. Immensité de calme, de silence. Immensité de lumière tamisée. Infinie tranquillité. On n’entend que ce pas régulier sur l’escalier en spirale. Quelqu’un ne cesse de gravir les degrés en colimaçon avec une cadence de robot.
La nuit vient. Et bientôt on ne voit plus le haut de la spirale vertigineuse. L’escalier se perd dans l’obscurité. Et le pas continue, indéfiniment, obstinément. Dans la nuit. Tranquille. Parmi la fourmillante solitude des étoiles.