24.3.08

APRES LA HAINE

L'arbre, épais de siècles, c'était le pivot des terres, sombres sillons remplis d'eau, herbages grillés, tertres buissonneux. La lumière gris-jaune, qui vibrait au- dessus des flaques, soutenait de cyclopéennes architectures de nuages blancs immobiles. Sous ces masses célestes, la rareté des objets au sol était d'autant plus poignante: quelques arbrisseaux noirs çà et là, et, à l'horizon, vers l'occident, le hameau qui semblait désert.
Adossé au tronc, tu laissais la lenteur du jour te traverser. Tu te tenais au centre du monde, pris dans le tournoiement de la lumière et la fascinante fixité du site. L'arbre. Raciné dans l'opaque et tendu vers la clarté énigmatique du ciel, de connivence avec l'atmosphère réverbérante et le singulier écrasement des choses. Tu habitais le lieu comme une bête son terrier, remplissant l'espace concave de ta présence, le faisant tien comme si tu l'eusses façonné de tes mains. Et pourtant une part de toi, loin en dessous de la peau, l'autre âme, contre les os, près des saccades du sang dans les muqueuses secrètes, loin, loin, attendait l'irruption de l'inconnu. L'arbre n'était que le pilier de ton attente diffuse, et le paysage figé, le rideau d'une tragédie latente. Des menaces invisibles, sournoises, pesaient sur tout; des engins monstrueux allaient envahir l'horizon, machines implacables sorties de vagues glauques de l'Océan pour venir triturer les êtres de chair et d'os; des guerriers aux visages peints surgir de derrière les monticules et les mottes.
Tu scrutais la campagne. Chaque aile prenant son essor, chaque bourdonnement d'insecte, attirait ton attention anxieuse. L'arbre. Vertige. Marées de lumière.
De la poussière s'éleva à la sortie du hameau. Quelqu'un courait en direction de l'arbre. Ce fut d'abord une minuscule forme blanche sautillant sur la lande lointaine. Puis le petit corps désarticulé par la course s'approcha, franchit les champs en enjambées fébriles, bondissant de motte en motte, trébuchant, s'éclaboussant dans les flaques. A une centaine de mètres de l'arbre, il se mit à faire de grands signes désespérés de ses bras nus. Hors d'haleine, il s'affala sur la sol, à tes pieds. C'était un garçonnet vêtu à l'orientale, les membres et le visage barbouillés de crasse, de boue et de poussière où sillonnaient la sueur et les larmes. Tu t'accroupis près de lui et caressas d'une main légère sa chevelure crépue. Le gosse, étendu par terre, ne cessait de pleurer, frottant ses yeux de ses paumes sales.
Tu avais pressenti sa venue. Derrière le voile de lumière, un gouffre, d'imminentes calamités auxquelles personne n'échappe, des déluges, des pluies de feu, des séismes, des cyclones, des massacres. La destruction était inscrite en filigrane dans le paysage immobile.
- Ils l'ont tué... Ils l'ont tué..., gémissait l'enfant entre ses sanglots.
L'inéluctable était advenu.
Tu aidas maternellement le garçon à se remettre debout. Il essayait de maîtriser ses pleurs.
- Quand l'ont-ils fait? Dis, quand est-ce arrivé?
Quelques hoquets secouaient encore le petit buste.
- Raconte-moi...
Nous nous sommes assis au pied de l'arbre. Nos nuques étaient appuyées contre l'écorce rugueuse. Des nues plus ardoisées montaient sur l'horizon, vers le sud-ouest, menaçant de leurs croupes énormes les neigeux édifices qui stationnaient au milieu de l'azur.
- C'est ce matin. Je dormais encore. Chaque jour, deux heures après l'aube, il venait me réveiller et m'emmenait à la fontaine. Aujourd'hui, personne. On n'entendait pas une mouche voler dans le village. C'était drôle, ce silence. D'habitude ils crient déjà à cette heure, ils arpentent la grand’ rue, ils jouent ou bien se battent sur le parvis. Aujourd'hui le village semblait mort. Je suis sorti de la maison. J'avais peur. J'ai couru vers la place. Ils se tenaient debout en cercle autour de quelque chose qui était allongée par terre. Je me suis approché. C'était lui, les cheveux pleins de sang, les habits en loques...
L'enfant se remit à sangloter, enfonçant sa tête entre ses genoux. Il se redressa, se leva, essuya ses larmes.
- Je savais qu'ils le tueraient un jour. Ils l'avaient dit tant de fois. Viens, viens vite!

Nous nous dirigeons vers le hameau, coupant à travers champs. Je tiens l'enfant par la main. A proximité des habitations, des arbustes effeuillés, noircis par le feu. Nous pénétrons dans le village. Une large rue pavée le traverse de part en part. Les masures éventrées, par leurs plaies béantes, exhibent leurs intérieurs délabrés, chambres au papier peint lacéré, cuisines décarrelées. Sur des linteaux en bois vermoulu, on peut lire des inscriptions latines ou gothiques, des millésimes en chiffres romains. Certaines façades sont ornées de bucranes, d'autres de niches abritant des madones en robe blanche à passements défraîchis. Des portes cochères aux vantaux démantelés ouvrent sur des cours envahies de végétation sauvage, gigantesques feuilles de rhubarbe poussiéreuses poussant parmi des amoncellements de gravats, des poutres calcinées, des machines agricoles oxydées, des véhicules anachroniques, des meubles, des ustensiles de ménage.
Les sombres nuages ballonnés ont insensiblement fait dériver les blancs archipels et obscurci l'atmosphère. Nous parvenons sur la place du village où le groupe de garçons dépenaillés semble ne pas avoir bougé. Aucun ne tourne la tête à notre approche. Maintenant ils s'écartent. Je m'agenouille près du vieillard gisant à leurs pieds. Son visage creusé de rides est zébré de longues balafres noires; au front et à la tempe gauche, il porte d'affreuses blessures. Des caillots de sang engluent ses cheveux gris. Il a les yeux ouverts. Je baisse ses paupières sur son regard fixe. L'enfant se précipite sur le grand corps inerte et l'étreint.
Les garçons s'éloignent, bras ballants, et s'éparpillent sur la place. Les uns vont s'asseoir sur les degrés de l'église, les autres, poings enfoncés dans les poches, s'adosser contre les tilleuls. Un seul reste debout près du cadavre sur lequel l'enfant continue de sangloter, émettant de faibles geignements de chiot abandonné. Fixant le gosse éploré, il monologue sur ce fond de douces plaintes:
- Nous ne savions pas. Maintenant tout est mort. Le village, c'était lui. Mais nous ne le savions pas. Nous voulions être libres, tout à fait libres; libres de jouer et de nous battre toute la journée, libres de faire pleurer l'enfant, libres de briser les vitres, d'incendier les charpentes, libres de nous prélasser au soleil, de fumer et de boire dans le chœur de l'église. Nous voulions être libres, libres. Mais le Vieux nous regardait, taciturne, l'œil plein de tristesse. Sa bonté muette nous exaspérait, sa sale bonté de vieux. Lui et l’enfant, depuis des mois, on les haïssait. Lui... l'enfant... l'enfant…Chaque matin, un peu plus... chaque jour... Ca s'était accumulé dans nos corps comme du venin. Il fallait tuer, lui d'abord, puis l'enfant, écraser cette bonté et ce sourire, les faire disparaître, les effacer de terre. Pouvoir tout saccager à notre aise, tout piétiner, tout arracher, sans que le bonhomme en souffre et que le marmot chiale. Tout piétiner, tout arracher. Libres. Maintenant il est mort. Nous sommes vidés de notre haine. Le village est mort. Nous sommes morts. C'est fini. Fini.
Ils l’avaient guetté. Ils s'étaient traîtreusement rués sur lui. Ils l'avaient frappé comme des frénétiques, à coups de briques, à coups de chaînes de bicyclette. Il avait tenté de se protéger le visage de ses avant-bras, opposé à leur fureur de jeunes fauves en folie le faible rempart de ses pauvres coudes de vieux. Il avait rentré la tête entre ses épaules. Puis il avait chancelé, s'était écroulé, s'était traîné pitoyablement sur le sol, comme une bête blessée à mort, se cramponnant aux dalles du parvis...
Une hirondelle jaillit des abat-son du clocher, plonge et vient raser la place, décrivant des courbes rapides. Les garçons se tiennent tous immobiles, hébétés, pétrifiés dans des poses empreintes à la fois de nonchalance et de consternation. Le dieu de leur exécration s'est effondré. Les ruines du hameau dressent sous les basses vapeurs du ciel l'œuvre dérisoire de leur colère. Maintenant leur démence se dévoile à leurs regards. Un calme terrible les cerne.
- Il faut l'enterrer, suggéras-tu.
Ils se levèrent, disparurent dans les ruelles, puis revinrent, poussant une charrette grinçante, aux jantes rouillées, portant des pelles et des pioches sur leurs épaules. On chargea le corpulent cadavre sur le véhicule et l'on se mit en marche.
La charrette cahotait sur les pavés bossus de la grand’ rue. Quelques garçons la tenaient aux timons, les autres aux ridelles à claire-voie. L'écho de nos pas et du roulement des roues cerclées de fer remplissait les ruelles et les ruines creuses.
On sortit du village et, à travers champs, l'on se dirigea vers l'arbre. Tu suivais à quelques pas en arrière, tenant l'enfant par la main. La charrette avançait péniblement dans les labours argileux. Les grandes roues boueuses s'enlisaient. Le corps bringuebalait. Les adolescents contractaient tous leurs muscles, poussaient des ahans, tiraient aux rais, les faces cramoisies. Leurs bottes brunes pataugeaient dans la glaise gluante. La sueur dégoulinait de leurs joues maculées. La traversée des champs fut interminable. Plusieurs fois la charrette manqua de verser. Le vent s'était levé et faisait fuir les nuages à toute vitesse. Parfois un bref rayon de soleil venait effleurer le cortège embourbé.
Nous arrivions près de l'arbre. Les garçons s'arrêtèrent à bout de force. Mais malgré cet état de grand épuisement, ils se mirent sans délai à creuser une fosse. Leurs gestes lourds, leurs mèches pendantes, la sueur perlant aux nez et aux mentons, le bruit mat de l'acier s'enfonçant dans le sol gras, dépeçant sa sombre chair, et, au-dessus de nos têtes, l'imperturbable translation des changeants rochers du ciel, tout contribuait à créer une ambiance d'extrême accablement.
Quand la tombe fut prête, on déchargea précautionneusement le corps et on le coucha dans la terre ouverte. L'enfant restait immobile sous l'arbre, cloué sur place dans son étrange mutisme. On crut un instant percevoir des sons de cloches au lointain, quelque glas en sourdine, à peine audible dans le silence qui succéda au remuement des outils. Puis un cri, un ululement barbare, une stridence insupportable, répercutée par la calotte céleste, roulant sur les éteules, venant se tordre au-dessus de nous et vriller nos cerveaux douloureux de ses spires larges et glaciales. Le silence retomba comme une ample étoffe lumineuse. Les gars reprirent leurs instruments et recouvrirent de mottes noirâtres le corps du Vieux, d'abord la tête, puis le tronc et les membres. Quand la tombe fut comblée, le ciel se trouva entièrement dégagé.
Tout le monde s'assit sous l'arbre. Une brise légère berçait les branches et fluait sur les visages muets. Soyeuse, rassérénante, elle chuchotait dans les ramilles. Tu te mis à parler, d'une voix tantôt lente et nette, tantôt véhémente, le regard tourné vers la silhouette du hameau, laissant parfois les mots de mort et de feu se perdre au fil du vent velouté:
- Le Vieux, c'était un homme comme vous et moi. Ce n'est pas lui que vous avez tué, mais une image. Vous croyiez qu'il vous jugeait. Mais il ne faisait qu'aimer le village. Il ne faisait qu'aimer. Oui, le village, c'était lui. Il l'avait construit de ses mains, il y a longtemps, dans sa jeunesse. Les premiers habitants, émigrés des steppes du Nord, hommes pleins d'aménité, le respectaient comme un père. Puis vint le lustre maudit: la guerre, les invasions, Huns, Vandales, Arabes, Philistins. La population fut décimée. Il ne restait que lui, vieux tronc épargné par les orages, vous, sauvageons nourris de désastres, et moi. Je vins habiter près de l'arbre: là, loin du hameau en ruines, je compris le passé et entrevis l'avenir. Il fallait que tout fût anéanti, que toute haine fleurît, que toute violence se perpétrât. Il fallait que le Vieux mourût de meurtre, que plus rien ne subsistât dans la plaine que décombres et cœurs vides. Il fallait le désert, le désert, loin autour de nous, loin au-dedans de nous. Maintenant les pierres sont des pierres, les visages, des visages. Ce monde, c'est nous. Il a fallu tout ce sang pour nous l'apprendre. Désormais il s'agit d'oublier et de vivre. Vivre, vivre comme l'enfant. Oublier. Oublier ce cauchemar de haine et de mort. Un cauchemar, oui, rien qu'un cauchemar, des images, des images. Toutes les images sont mortes. Le désert. Vivre parmi les pierres sans nuit, sous le ciel sans âme. L'âme du monde, c'est nous, nos corps débiles et mortels luttant contre les pierres et le vent. Rien que ça, lutter, vivre, lutter, sans victoire, sans défaites aussi autres que celle de la désertion de ce combat à perpétuité. Le désert. Une soif immense va se mettre à nous brûler. Plus une goutte d'eau pour consoler nos lèvres. La soif. Nous habiterons la soif.
Il y eut encore de longs silences. Le soir, nous regagnâmes doucement le hameau. Le soleil disparaissait à l'horizon. La charrette projetait sa grande ombre sur la plaine apaisée. L'enfant avait grimpé à son bord, et, tranquillement assis, se tenant à l'une des ridelles, regardait s'éteindre le dernier rayon de soleil. Lorsque nous sommes arrivés près des premières palissades, la nuit était tombée. La pureté et la netteté du ciel scintillant étaient effrayantes. L'enfant, recroquevillé, dormait dans la charrette.
Il nous fallut quelques années pour reconstruire le village. Pierre à pierre, laissant autour de notre incandescente patience se consumer les jours semblables et les saisons, nous l'avons rebâti autour de l'arbre.

PIERRE JUDIDE

RESURRECTION !

Cri de victoire de la plus grande insurrection,
l’insurrection contre la mort.
Bleu, bleu de paradis le calme de Pâques
Et blanc, blanc éclatant l’essor
des ailes dans les immensités de fraîcheur.
Voici le Vivant inouï
parmi les oiseaux de neige, les bêtes éblouies,
les floraisons de l’aube.
Hors des contrées de larves,
Hors des terres de détresse,
Il avance vêtu de la lumineuse robe
d’astres et d’allégresse.
Il avance, le Vrai Vivant,
dans le candide soleil d’éternité,
dansant léger avec les brises duveteuses,
les parfums, les pétales bleutés,
dansant , marchant délicieusement lent dans la rosée
matinale inondant de menthe les rues pavoisées
et les jardins des cités ouvrières.
Il traverse auroral les places retentissant de rires écarlates,
les gares aux rails d’incandescence,
les usines, les supermarchés, les bistrots bruissant de juke-boxes ;
et les enfants Le regardent et s’éclatent.
Voici le Vivant de splendide innocence.




CHANT DU DESIR DE FOL AMOUR

Je voudrais t'aimer herbe odorante de songe
Je voudrais t'aimer brume amoureuse du vent
Je voudrais t'aimer soir qui sur les prés s'allonge
Je voudrais t'aimer terre et être ton tourment

Je voudrais t'aimer glaise onctueuse et nocturne
Je voudrais t'aimer île exultante d'oiseaux
Je voudrais t'aimer svelte et fraîche comme une urne
Je voudrais t'aimer mer et fondre dans tes eaux

Je voudrais t'aimer braise au milieu de la neige
Je voudrais t'aimer fraise à l'orée d'un bosquet
Je voudrais t'aimer louve anxieuse prise au piège
Je voudrais t'aimer biche et être ta forêt

Je voudrais t'aimer pure en des pays de palmes
Je voudrais t'aimer nue sous un ciel orageux
Je voudrais t'aimer tiède au fond d'un jardin calme
Je voudrais t'aimer noire et rouge tel le feu

Je voudrais t'aimer fille affamée de viol
Corps suave s'offrant aux fauves convoitises
Je voudrais t'aimer chair obscène humide et molle
Chue dans la bourbe sombre au fond des caves grises

Je voudrais t'aimer douce entourée d'enfants fous
Je voudrais t'aimer folle hallucinée d'un dieu
Je voudrais t'aimer sainte annonçant Christ aux loups
Je voudrais t'aimer sage auprès d'un chien très vieux

Je voudrais t'aimer pauvre et misérable chose
Abandonnée de tous dans l'ordure et le froid
Je voudrais t'aimer seule en ta détresse enclose
Tu ne serais que cri clameur de désarroi